Te rappelles-tu ? Nous voulions ensemencer la lune... et ils ont semé la mort. Dans ta ville aux minarets, s'élève le silence sur le ventre de la parole. Dans ta ville émasculée, les hommes ne parlent plus et la pensée devient vile... Il est presque 20h en ce 5 octobre 1993. Boulevard des 20 mètres à Blida. Djamel se dirige d'un pas nonchalant vers la demeure familiale après sa séance d'entraînement et une bonne douche. A quoi pensait-il à ce moment-là, lui le grand rêveur, pour n'avoir pas prêté attention au cyclomoteur qui venait de le dépasser pour s'arrêter quelques mètres devant lui ? Deux jeunes, la vingtaine (on apprendra plus tard qu'il s'agissait de deux frères) en descendirent. L'un d'eux sortit un fusil à canon scié de sous son veston et, sans un mot, tira deux salves qui atteignirent Djamel en plein poitrine. L'autre, l'acheva d'une balle dans la nuque. Dès le premier coup de feu, le quartier se vide. La peur est grandissante en cette année-là. Les habitants des alentours, impuissants, sont cloîtrés chez eux. Personne ne viendra au secours de Djamel. Ni ne donnera l'alerte. Encore moins cet ancien flic bien connu dans la ville et reconverti dans la distribution de lait après sa retraite. Djamel passera la nuit à l'endroit de sa mort. Son corps ne sera enlevé que le lendemain matin, à 7h. Aujourd'hui encore, je me pose la question de savoir comment tous ces gens ont pu dormir cette nuit-là avec une victime gisant dans son sang au seuil de leurs portes... Ce jour-là, nous perdions en Djamel d'abord l'ami (Yul Brynner comme nous aimions l'appeler) sur lequel nous pouvions compter en toute circonstance, ensuite un photographe talentueux et passionné. Son Nikon F3 en bandoulière, il parcourait la Mitidja, le plus souvent en bus, pour illustrer les articles de notre hebdomadaire régional, Le Nouveau TELL, journal dont il était membre fondateur. A presque quarante ans, Djamel était aussi archéologue. Il participa à de nombreuses fouilles à Aflou, N'Gaous, Tipasa, etc. Il aimait répéter pour les esprits incrédules cette phrase sentencieuse : «Que d'histoire dans une poignée de terre !» L'archéologie était son autre passion. Rechercher, dans notre passé lointain, les prémisses de notre présent et de notre futur. Il y a 24 ans, dans un hommage que nous t'avions rendu dans le fascicule édité par la défunte AJA (Association des journaliste algériens), intitulé «Algérie, cette presse qu'on assassine» et dédié aux 8 premières victimes d'un terrorisme qui allait faire 101 martyrs dans les rangs des journalistes, nous te promettions de continuer l'aventure du Nouveau TELL avec l'objectif d'en faire un quotidien régional. Mais une guerre menée dix ans durant contre la vie, l'intelligence, la beauté a fini par laminer nos espoirs et nos croyances. Pardonne-nous de n'avoir pas pu tenir parole. Lancer un quotidien, de surcroît régional, est une véritable gageure par ces temps de disette démocratique et financière. La mort brutale de Djamel nous affecta profondément. Personnellement, durant presque deux mois, je le voyais toutes les nuits dans mes rêves, enveloppé dans son linceul. Puis, soudain, il ouvrait les yeux ! «Mais Djamel, lui disais-je, tu es mort !» «Ils pensent m'avoir tué, me répondait-il, mais je suis encore là...» Et tu seras toujours là. Dans nos cœurs. Repose en paix.