L'opinion est devenue désormais le nerf de toutes les guerres, chacun le sait. En effet, un conflit ne saurait être véritablement gagné que lorsqu'il est d'abord médiatiquement gagné», c'est dans ces termes que Jacques Barrat, professeur à l'université Paris 2 Assas et l'école de guerre, l'un des fondateurs de la discipline en France (avec entre autres Francis Balle), aimait situer l'importance de la nouvelle spécialité nommée géopolitique des médias. Ce nouveau domaine scientifique – qui allie l'étude des éléments géographiques physiques dans le cadre des luttes d'influences (la géopolitique) et les sciences de l'information et de la communication – prend une importance stratégique à l'aune du nouvel ordre mondial qui n'est pas que politique. Le NOMIC, ce nouvel ordre mondial de l'information et de la communication, est le champ de bataille international moderne né de la globalisation, propulsé par les nouvelles technologies et surtout le développement de la communication satellitaire. «Une chaîne de télévision est un moyen très efficace pour influencer les gens ; en termes d'argent, c'est beaucoup moins cher que les fusils», note Hugh Miles, journaliste, producteur, réalisateur et consultant britannique spécialisé dans le Moyen-Orient dans Al Jazeera, la chaîne qui défie l'Occident. C'est dans cette ambiance de lutte par l'image et le son que le Dr Nawel Frahtia nous plonge à travers son travail scientifique intitulé Les chaînes d'information arabe en continu : nouvelle arène de conflits géopolitiques, paru le 12 septembre dernier aux éditions universitaires Panthéon-Assas de l'université Paris 2. Une enquête scientifique de cinq années qui met en relief pour la première fois cette «guerre médiatique» dans un monde arabe où la nouvelle carte médiatique et géopolitique est loin d'être définitivement dessinée, comme le précise la couverture du livre. En répertoriant les chaînes arabes d'information en continu, les circonstances de création, leurs financements, leurs lignes éditoriales et leurs programmes phares, le Dr Nawel Frahtia met sur la table des chercheurs et autres stratèges politiques un outil indispensable pour la compréhension des enjeux géostratégiques du monde arabe. «Aujourd'hui, les études et analyses effectuées par le département d'Etat américain et d'autres sources indiquent que dans le monde arabe, l'opinion publique, dans une large proportion, à 75 voire 80% est façonnée par un petit nombre de chaînes satellitaires. Parmi lesquelles Al Jazeera est de loin la plus populaire. Ce qui fait aujourd'hui d'elle l'entité non étatique la plus puissante du monde arabe», reprend l'enseignante à l'ENSJSI de l'analyse de Hugh Miles. L'œuvre du Dr Frahtia donne ainsi des éléments de lecture sur les tentatives de certains pays arabes – entre autres l'Arabie Saoudite et le Qatar – pour contrer la tendance hégémonique et unilatérale des flux d'informations issues des médias occidentaux dans la région arabe, «épicentre des turbulences mondiales». Pourtant, la prise de conscience des enjeux de la communication dans les pays arabes était précoce. Dès 1976, ils se lancent dans la compétition satellitaire en créant l'organisation arabe des télécommunications (Arabsat) qui se matérialisera par le lancement, en 1985, du satellite hyponyme. Mais, par défaut de technicité et des conflits entre ces Etats, l'exploitation de cet instrument est restée très faible. Il faudra attendre l'invasion du Koweït par l'Irak de Saddam Hussein, la première guerre du Golfe et l'invasion de l'Afghanistan pour que des chaînes satellitaires arabes véritablement influentes voient le jour. Après une tentative non concluante initiée par l'Arabie Saoudite avec la BBC britannique, c'est Al Jazeera qui ouvre la brèche. Avec un nouveau ton, un journalisme inédit dans le monde arabe, une ouverture sur la planète entière…, la chaîne fait sortir la principauté du Qatar de son anonymat et en fait même un acteur géopolitique majeur gênant les intérêts saoudiens, égyptiens et certaines fois occidentaux dans la région. L'histoire de ce canal satellitaire, telle que dévoilée par la thèse du Dr Frahtia, est un indicateur, à tout point de vue, de ce que doit être un média d'influence et comment le créer. On apprendra entre autres qu'Al jazeera est née de la volonté politique du nouvel émir du Qatar, Cheikh Hamad Ben Khalifa Al-Thani, arrivé au pouvoir en 1995 après un coup d'Etat contre son père. «La première chaîne d'information arabe est intimement liée au nouveau pouvoir qatari qui lance le pays dans un processus de ‘‘démocratisation'', dont le premier jalon fut l'abolition de la censure de la presse locale et la dissolution du ministère de l'Information et de la Culture en 1995», rappelle l'auteure. S'ensuit une ère de béatitude dans laquelle la chaîne capte l'esprit de l'opinion publique arabe, car par son traitement de l'information et ses scoops toujours auprès de l'événement, elle arrive à exprimer la frustration et la colère de ces populations. Créée en 1998 et financée par l'émir lui-même, Al Jazeera a eu ce succès grâce au professionnalisme de ses équipes et à la liberté accordée à ses journalistes, deux conditions indispensables pour en faire un support médiatique respecté et crédible. Face au danger hégémonique de cette chaîne sur l'opinion publique arabe, d'autres pays lancent avec plus ou moins de succès leurs outils de contrôle, à l'instar des mastodontes (dans le domaine des télévisions satellitaires) saoudiens (MBC, Orbit, ART, LBC et autre Rotana). Devant le succès de ces nouveaux canaux de communication affiliés directement ou indirectement (par leur financement) aux Etats arabes du Machrek, les puissances occidentales ont investi le créneau dans cette partie stratégique du monde. Al Hurra, née en 2004 et financée entièrement par le Congrès américain, la BBC arabic prise en charge financièrement par le Britich Foreign Office (le ministère des affaires étrangères britannique), ou encore France 24 par une dotation annuelle de l'Etat français, les Occidentaux se lancent ainsi dans la concurrence pour contrôler l'opinion publique arabe. Des investissements lourds que ces acteurs politiques ne cherchent pas à rentabiliser par de l'argent sonnant et trébuchant, car ces télévisions satellitaires ne sont pas rentables, même pas pour les meilleures d'entre elles, car l'information coûte cher. Mais même devant ce handicap, l'évolution technologique et surtout numérique fait émerger un nouveau journalisme appelé «journalisme citoyen», où chaque individu peut devenir acteur de son environnement. Un exercice qui risque de révolutionner l'information et la communication dans le monde. Ce sont toutes ces luttes que la thèse du Dr Frahtia met en exergue permettant ainsi de se situer dans l'échiquier régional où les Maghrébins sont restés invisibles. «Au-delà de l'inventaire très précis et très précieux auquel Mme Nawel Frahtia s'est livrée, c'est l'examen scrupuleux de la façon dont chacune des chaînes internationales s'emploie à concilier l'inconciliable qui impose la considération par une recherche qui ressortit autant au domaine des sciences de l'information et de la communication qu'à la sociologie ou à la science politique des relations internationales», conclut l'éminent spécialiste de la branche, Francis Balle, dans la préface du livre du Dr Frahtia.