En ces premiers jours de décembre, comme chaque jour depuis dix ans, le vieux Ammar fera grincer, à huit heures tapantes, le rideau de son épicerie. Son magasin se trouve dans un emplacement envié, du fait de sa proximité avec le plus grand hôpital d'El Oued, le centre hospitalier Ben Omar Djilani. Cheikh Ammar n'a pas de problème de clientèle, contrairement à certains autres commerçants. « Je ne fais que ça depuis dix ans », nous dit-il. Un ton qui grince comme un grain de sable dans l'océan de dunes, embusquées juste aux portes de la ville. « La mort par la typhoïde à El Oued, c'est aussi un rendez-vous annuel. » Cette année encore l'épidémie a frappé – c'est aussi le cas pour d'autres régions du pays, comme Oum El Bouaghi et Djelfa. Le ministre de la Santé, en visite la semaine dernière à El Oued, a affirmé que ses services avaient recensé, depuis le déclenchement à la mi-octobre de la fièvre typhoïde, 102 cas et 5 malades en observation à l'hôpital. Pour cette année, l'épidémie semble « s'essouffler » et accorder à la catastrophe sanitaire un cycle annuel de sursis. Ou peut-être moins que cela, puisque rien n'est fait pour identifier avec certitude l'agent causal. Du moins, rien n'est annoncé officiellement à ce propos. Ensuite, les « mesures » qui ont été prises jusque-là, comme la distribution de l'eau javellisée dans les quartiers les plus touchés, sont pour le moins dérisoires et empreintes de dilettantisme, à la limite du mépris de la vie de centaines de milliers de personnes. Consensuelles, les autorités de la ville, celles en charge de veiller sur la santé publique surtout, les élus locaux et les notables, rencontrés, s'accordent à dédramatiser la « chose ». Est-ce le résultat d'un aveuglement qui leur fait sous-estimer les périls qui se trouvent pour ainsi dire au perron de leur médina ? Pour sa part, le Dr Ahmed Chikiri, le chef de service pédiatrie à l'hôpital de Guemar, déniera à la maladie (la typhoïde) des « mains sales » et les « proportions » qu'on lui prête. « Ce n'est pas si alarmant », soutient le praticien. Le service de pédiatrie de l'hôpital Ben Omar d'El Oued, qui a vu défiler une trentaine d'enfants atteints de la fièvre typhoïde, n'a pas encore désempli. Trois enfants y sont toujours gardés pour traitement, avons-nous constaté lors d'une visite « clandestine » à la chambre d'isolement. D'autres pathologies menaceraient davantage la santé publique, beaucoup plus, selon le pédiatre, que ne le fait actuellement la fièvre typhoïde. Il citera le trachome (…), l'asphyxie néonatale, qui tua l'année dernière une radiologue de l'hôpital. Le spécialiste en pédiatrie placardera également l'attitude « je-m'enfoutiste » des habitants d'El Oued. Il en veut pour preuve le fait que les gens préfèrent importer de l'eau de la région de Bir El Ater, une eau de source, que d'utiliser l'eau de la station privée de traitement de Kouinine, quand bien même l'eau de celle-ci pourrait être foncièrement « moins chère et filtrée ». Le legmi, le coupable désigné ! L'acheminement de citernes de Bir El Ater a été évoqué comme une des hypothèses expliquant l'épidémie de la typhoïde à El Oued par la commission d'enquête, mise sur pied par le ministère des Ressources en eau, au même titre que la consommation de legmi coupé avec une eau de forage contaminée. Le Dr Meriga, médecin généraliste, fait sienne cette dernière hypothèse et explique que la consommation du legmi déconcentré est vraisemblablement le vecteur principal de la maladie. « La consommation de cette boisson s'accentue particulièrement au mois de Ramadhan, c'était aussi le cas l'année dernière. » C'est à cette période qu'a été justement atteint le pic de l'épidémie. En 2006, la moyenne annuelle de contamination était de 1,4 personne touchée pour 100 000 habitants. En 2005, la situation était encore plus critique : la moyenne est passée à 4 cas pour le même nombre d'habitants. Actuellement, la situation épidémiologique serait, d'après le directeur de la santé d'El Oued, « stable ». La typhoïde serait même du domaine du passé. Peu bavard, le DSP se bornera avec ses trébuchantes réponses à nous dresser le même constat qu'a fait son ministre : « 102 cas et 5 personnes gardées à l'hôpital. » A propos des cas de « décès » rapportés notamment par la presse, il affirme que ceux-ci n'étaient nullement reliés à la typhoïde. Le jeune étudiant de 24 ans, résidant à Guemar, dont la mort a été imputée à l'épidémie, serait de ceux-là. Le maire de Guemar nous donnera sa version, « corrigée », du malheureux événement. D'abord, la victime n'est pas de Guemar, mais de Houbba, un petit village relevant de la commune de R'guiba. L'étudiant serait décédé des suites d'un blocage rénal et non de typhoïde, comme éventé. Le nombre élevé de cas signalés à Houbba, 35 malades en tout, est le résultat, d'après le président de l'assemblée, de la combinaison de plusieurs facteurs, dont l'absence d'un réseau d'assainissement, la pollution de la nappe phréatique par les engrais organiques et les infiltrations provenant des fosses septiques. Eau stagnante Sur la vingtaine de communes d'El Oued, seulement deux sont pourvues de canalisations d'eaux usées, soutient le maire. Quant aux personnes contaminées à la ville d'El Oued, elles auraient déclaré avoir consommé du legmi, provenant de Houbba. La boisson aurait été mélangée avec de l'eau de forage polluée. « A Guemar, une telle chose ne peut pas arriver, dit-il, car la population est alimentée à partir d'un forage de plus de 400 m de profondeur. » L'absence de suivi médical rigoureux et de dépistage des porteurs sains est, aux dires de notre interlocuteur, un facteur aggravant de l'épidémie de typhoïde. « L'épidémie, conclut-il, ne date pas d'aujourd'hui, mais de dix ou quinze ans. » Ali Alleli, ancien directeur de la prévention à l'hôpital de la ville, explique pour sa part la tendance au déclenchement à répétition de cette épidémie par l'état vétuste de la conduite d'eau potable et la multiplication des fosses septiques. La contamination est d'autant favorisée par le fait que l'eau potable n'est pas distribuée en continu. « L'eau stagnante est porteuse de dangers », souligne-t-il. A Houbba, un bourg perdu à 28 km au nord d'El Oued, jeunes et vieux, bien qu'inquiets, ne cèdent pas à l'affolement. Pour le seul Haouch Amar, une dizaine de familles ont eu au minimum un des leurs qui a séjourné à l'hôpital des suites de l'épidémie. Même avec cet argument, on ne se fait pas une raison pour se souvenir du mot typhoïde. On nous demande même ce que c'est ! Coupés du monde et maintenus dans l'ignorance, les habitants, dont la principale occupation est de travailler les champs de pomme de terre et de gâter les 10 000 palmiers de l'oasis, « El Ghaba », comme on l'appelle, déclarent ne pas savoir d'où vient « le mal ». Assis sur une chaise à la porte du taudis familial, les pieds enfouis dans le sable, Abdelkrim est sorti depuis deux semaines de l'hôpital. « Ils nous ont soignés, mon frère et moi, et nous sommes ressortis », me souffle-t-il sous les railleries de ses jeunes camarades, qui me l'ont « balancé » sans état d'âme. Un peu plus loin, une brochette de vieux frit au soleil. Hadj Braham, le premier que nous interpellons, nous fera faire répéter maintes fois la question, avant que son camarade, étouffé par le rire, nous dise qu'il est malentendant. L'explication, je rassure celui-ci, n'est pas tombée dans l'oreille d'un sourd. Ni l'eau ni le legmi ne constituent, d'après lui, la source de la maladie. « L'eau des puits, j'en bois tous les jours et jamais je ne me suis senti malade », répond le quinquagénaire. Son voisin soutient, quant à lui, que la maladie est transmise par les moustiques qui ont envahi la palmeraie. « On n'avait pas autant de moustiques avant », nous fait-on remarquer. Le fumier que ramènent les fermiers des régions du Tell, stocké en plein air pour servir d'engrais naturel dans les champs, est désigné comme étant à l'origine de cette invasion « suspecte ». Un intervenant échaude un autre scénario, plus surprenant. D'après lui, les coupables désignés ne sont autres que les rats. Férus de legmi, ces derniers émergent des fosses septiques et escaladent les troncs des palmiers pour atteindre les récipients du jus et le contaminent de fait. Le mode de transmission de la typhoïde n'est pas aussi « élaboré », affirme le Dr Sahraoui, membre de la fondation Forem, à qui nous rapportons les dires des habitants de Houbba. L'infection bactérienne due à Salmonella enterica (le bacille d'Eberth) se transmet par voie oro-fécale, par ingestion d'aliments ou de boissons contaminés. Les porteurs sains chroniques sont également une source de transmission importante. Toutefois, El Oued n'a pas que la typhoïde comme seule menace pour son devenir, car l'autre péril provient de la remontée des eaux de la nappe phréatique. La ville qui s'affaisse Les impacts de ce phénomène sur l'écosystème, la forte salinité de l'eau et sa température élevée (28°C), les ravages causés aux palmeraies, ses retombées négatives sur la production de la datte, qui constituait le principal revenu de la communauté, sont autant de bouleversants changements. Le plus spectaculaire d'entre ces derniers est le changement climatique. « Avant, nous avions six mois pleins d'été et six mois d'hiver, mais depuis quelques années nos étés sont devenus moins chauds et modérés », constate Abdallah, notre vieux clandestin. S'est-il trompé de temps ? Pas si sûr. L'air est assurément plus humide, d'après les connaisseurs du phénomène. Ceux-ci parlent même d'une « ville qui s'affaisse sur sa nappe phréatique ». La végétation est plus luxuriante, plus visible, les palmeraies plus nombreuses. De nouvelles plantations ont vu le jour ou en passe de l'être, comme ce programme de la figure locale, le richissime homme d'affaires Djilali Mehri, consistant à planter un million d'oliviers. Egalement, les cultures maraîchères, la pomme de terre surtout, une nouveauté dans la région. Le féculent est développé en cercle et irrigué avec un nouveau système dit « le bivou » (pivot). Ces éléments réunis interagissent avec la nappe phréatique, favorisant ainsi sa remontée. La menace directe pour la santé publique est entretenue essentiellement par l'absence d'un réseau d'assainissement, qui fait cruellement défaut à El Oued. Le système D d'évacuation des eaux usées fait de fosses septiques, de puits abandonnés, couplé au 21 000 forages répertoriés par les services de l'hydraulique à travers la wilaya, avec les risques potentiels de contamination, fait peser chaque année sur les 600 000 habitants d'El Oued la menace d'une catastrophe sanitaire. El Oued : De notre envoyé spécial