Autorités, médecins et associations se bornent à des approximations quant à l'ampleur de cette maladie et son évolution en l'absence d'une étude épidémiologique. Il faut savoir que les estimations les plus récurrentes situent le nombre de diabétiques à au moins deux millions, soit une moyenne nationale de 3%. Or, une campagne de dépistage effectuée à Sétif — l'une des villes les plus peuplées en Algérie — a conclu à un pourcentage effarant de 14% de diabétiques. Selon le service du Pr Malek, pas moins de 60 000 personnes ont été recensées uniquement dans cette wilaya. À Alger, ce sont, selon des sources hospitalières, plus de 70 000 diabétiques déclarés. Et connaissant le caractère sournois de cette pathologie ajouté au fait que les Algériens ne sont pas forcément des adeptes du contrôle médical, le nombre est sans doute plus alarmant. La preuve ? Les trois maisons de diabétiques qui se trouvent aux Annassers, à El-Harrach et à Bab El-Oued, ne désemplissent pas de 8 h à 15 h. “On est loin d'atteindre nos objectifs en matière de prise en charge et de suivi… La situation est catastrophique… ” Le propos est celui d'une jeune diabétologue du secteur sanitaire de Sidi M'hamed qui soutient que le nombre de malades “est sans commune mesure avec les moyens et les structures de prise en charge disponibles. Vous savez, on ne peut même pas respecter la norme de l'OMS qui fixe les consultations à 8 malades pour 4 heures puisqu'on reçoit ici jusqu'à 30 patients par jour. C'est impossible”, regrette-t-elle. Notre médecin précise, à titre d'exemple, qu'une séance de 2 heures de traitement au laser à l'hôpital est nettement insuffisante pour le diabétique, alors que le même examen effectué chez le privé est hors de portée de nombreux malades qui, pour la plupart, sont démunis. Ces derniers se sentent donc pris dans un cercle vicieux de ne pouvoir bénéficier d'une bonne prise en charge dans les structures publiques, d'une part, et d'être incapables de se payer le luxe d'une consultation chez le privé, d'autre part. “Nos malades arrivent généralement à un stade tardif à l'hôpital, et ils subissent fatalement les amputations après une infection”, ajoute encore la diabétologue qui insiste sur “le calvaire des non-assurés”. Elles cachent leur diabète pour se… marier Ce sont des dizaines de jeunes filles diabétiques qui tentent de cacher leur maladie pour se marier. Craignant que leurs fiancés ne les abandonnent en découvrant leur maladie, ces dernières prennent leur mal en patience avec l'espoir d'éloigner les soupçons de l'être cher. Safia, appelons-là ainsi, a 21 ans et vient régulièrement chez Mohamed Mokri, président de la dynamique association des diabétiques de Boumerdès, pour réclamer conseils et conduite à tenir pour réussir son pari fou de se marier : “Qu'est-ce que je dois faire ? Je sais que s'il se rendait compte de ma maladie, il me quitterait sûrement.” Nassima, 28 ans, a réussi cette première embûche de se marier, mais elle a terriblement peur que son mari découvre sa maladie après un accouchement. Au conseilleur Mohamed Mokri, lui-même diabétique et handicapé, elle demande si elle peut supporter une grossesse. D'autres jeunes filles, femmes et plus âgées qui ont eu le malheur (?) de déclarer leur maladie sont carrément rejetées par la famille. Voilà de quoi est fait le pain quotidien du responsable de l'association qui fait face, avec des moyens dérisoires, à de véritables drames humains et sociaux. Ces malheureuses victimes doivent à la fois supporter les affres de la maladie et se prémunir contre le regard des autres comme si elles devaient avoir honte de ce mal qui les ronge… Le pavillon des amputés Il est 9 heures tapantes. Une Mégane blanche s'immobilise juste devant la porte de la maison des diabétiques de Sidi M'hamed, au Ruisseau. Le chauffeur sort précipitamment, retire un fauteuil roulant du coffre de la voiture et s'engouffre par l'autre portière dans la voiture pour y soulever, comme un bébé, un homme… sans jambes. Lui, c'est Slimani Amar, âgé de 57 ans, qui vient nettoyer ses nombreuses plaies et refaire les pansements de ce qui lui reste comme pieds. Chaque matin que Dieu fait, le malheureux fait un crochet dans cet établissement hospitalier pour y atténuer un tant soit peu l'ampleur de sa détresse. Madjid, le sympathique soigneur, est quasiment son pote. “Amène-toi vieillard, le diabète t'a bouffé deux jambes, mais tu continues encore à fumer !” lui lance l'infirmier, railleur. Aâmmi Amar, plaisantin lui aussi, réplique : “Je fumerai advienne que pourra !” tout en arborant un large sourire. C'est que, à force de les côtoyer tous les jours, Madjid est devenu le complice de tous les malades. De tous les diabétiques bien sûr. Au moins 20 patients comme aâmmi Amar, tous âges confondus, défilent quotidiennement dans son service. Une bonne partie si ce n'est la totalité a au moins une jambe d'amputée. Ils sont des centaines par mois et plus de 40 000 diabétiques annuellement à fréquenter le centre de santé de Sidi M'hamed. Certains pour des consultations, d'autres pour des pansements et d'autres encore pour se faire injecter de l'insuline faute de pouvoir le faire chez eux. Totalement dépendant, Slimani Amar a “loué” à vie les services d'un chauffeur clandestin — la Mégane blanche — qui le ramène chaque matin de son domicile situé au Clos-Salembier et le raccompagne après. “Heureusement que je suis assuré et que j'ai ma retraite pour payer les 200 dinars quotidiennement au chauffeur”, confie-t-il. “C'était en 1990, j'avais remarqué que je prenais beaucoup d'eau et que j'urinais autant. Quelques jours après, j'ai ressenti des douleurs atroces au niveau de mon orteil et remarqué une tache noire dessus. J'ai été voir le médecin à l'hôpital Mustapha, et on m'a demandé de patienter une semaine. Malheureusement pour moi, deux jours après j'ai senti une odeur nauséabonde qui provenait de mon orteil…” (Le vieux arrête son récit, soupire puis se reprend) “Là j'ai su que la gangrène commençait à me ronger… Je suis retourné à l'hôpital et on m'a amputé d'une jambe et la semaine suivante on m'a coupé l'autre ; depuis, je me retrouve sur ce fauteuil.” Aâmmi Amar fulmine contre les responsables du service traumatologie de Mustapha qu'il tient pour responsables de son sort. “La clinique Bichat est une charcuterie ; figurez-vous qu'en plus de mes deux jambes, ils m'ont brûlé mon talon avec une plaque électrique ! Pis, huit jours après, ils m'ont fait sortir de l'hôpital alors que la plaie n'était pas encore cicatrisée”, tempête-t-il, jurant de ne plus franchir le portail du CHU “quitte à mourir…” Benouar Noui s'apprête lui également à monter sur la table de soins ; il suit, les yeux rougis, le récit de aâmmi Amar. Il ne veut sans doute pas subir le sort de son frère dans la douleur. À ses 67 ans, ce vieux au visage ratatiné est venu de la lointaine Bou-Saâda pour un traitement de huit jours. “Il n'y a aucun spécialiste chez nous, mon fils, je suis obligé de venir ici de peur de perdre ce pied”, dit-il exhibant, timidement, son pied “troué” à plusieurs endroits. “Dieu soit loué, j'ai une famille ici à Alger qui m'héberge ces jours-ci, sinon je n'aurais pas pu venir”. Son accompagnateur affirme que le spécialiste le plus proche se trouve à Biskra, et c'est cher en plus… Sans assurance ni ressources, Benouar qui traîne le diabète depuis 1997 tente tant bien que mal d'éviter l'irréparable, l'irremplaçable : l'amputation. Consulter un diabétologue est pour lui un luxe vu sa condition, mais aussi le no man's land où il habite. Le jeune infirmier précise que son patient devrait être pris en charge dans sa wilaya, mais qu'il ne peut pas ne pas le soigner. “Be cheffa âalik El Hadj, reviens, samedi, une dernière fois et tu rentreras chez toi à Bou-Saâda.” “Dieu te garde mon fils”, lui répond le vieux content de retrouver sa famille. Tous les matins, la maison des diabétiques de Sidi M'hamed connaît un “carrousel” de fauteuils roulants dans lesquels sont assis des hommes, des femmes, des vieux, des vieilles, mais aussi des jeunes et des enfants… mal en jambes. Ici, les insulinodépendants et autres diabétiques de type II oublient sans doute leur condition devant le défilé incessant de fauteuils au “pavillon” des amputés. Le coût du diabète : une facture salée Chaque malade doit impérativement effectuer plusieurs examens pour s'assurer un suivi médical à même de contrôler son équilibre glycémique et parer aux risques de complications. Sauf que ces examens assurés, notamment, par les privés sont très onéreux pour une population de diabétiques majoritairement démunie. Les diabétologues sont d'ailleurs formels que le non-suivi de ces prescriptions est à l'origine des complications comme les maladies cardiovasculaires, la gangrène, les rhinopathies, les cécités et les hypertensions, entre autres. Malheureusement pour un diabétique, sa prise en charge médicale et diététique nécessite un… budget spécial. Il faut savoir, en effet, que l'angiographie coûte 3 millions de centimes, la chirurgie de la cataracte 6 millions de centimes, la séance de traitement au laser 3 000 dinars, le doppler est assuré contre 1 700 dinars, l'artériologie est facturée à 12 000 dinars et le fond de l'œil à 1 000 dinars. L'usine de Oued Aïssi de Novo Nordisk ouverte à la fin de l'année 2005 Pour le diabétique type II — ceux qui se soignent par des comprimés —, la nouvelle usine lancée en décembre 2004 par le leader mondial Novo Nordisk à Oued Aïssi, à Tizi Ouzou, sera opérationnelle en décembre prochain. Son chef de projet, M. Bouchakour, confie que cette unité, “unique en Afrique”, a été réalisée en un délai record de 12 mois et devrait produire quelque 8 millions d'unités d'antidiabétiques oraux et des antihypertenseurs. Et dans une deuxième phase, la capacité de production de cette usine sera portée à 15 millions d'unités. Novo Nordisk Algérie, qui fait de la lutte contre le diabète sa raison d'être et l'éducation des malades son credo, ambitionne de couvrir tout le marché national avec ses produits et même d'en exporter vers les pays voisins. Ce projet de 850 millions de dollars, qui devrait employer quelque 115 personnes, est une véritable bouffée d'oxygène pour les diabétiques algériens dans la mesure où 80% sont de type II. H. M.