Non pas un article post mortem dont l'auteur a horreur. Certainement pas une oraison funèbre. Mais un témoignage porté par l'élan du cœur et de l'esprit. Sur l'homme, sa personnalité attachante et son œuvre qui laisse à la cinématographie algérienne des films marquants et pourtant négligés. Avec un titre provocateur, « Le cinéma djadid existe », j'avais commis un article dans le premier numéro de la revue Les Deux Ecrans dans lequel j'avais consacré une place conséquente au premier long métrage de Bouamari. Pour moi, il a toujours été Boubou, sobriquet qu'il me renvoyait avec tendresse. L'expression « cinéma djadid » était provocatrice en effet. Elle avait entraîné la colère et le refus de la majorité de la corporation. Les pères fondateurs, légitimés eux aussi par la guerre d'indépendance, et les plus jeunes étaient tombés d'accord : « Ce concept est une pure création de copinage de Abdou B. et de Guy Hennebelle. » Et pourtant, quel historien du cinéma, quel critique de cinéma, sérieux et perspicace, occulterait Le charbonnier en tant que pièce novatrice de la cinématographie algérienne ? Le numéro de la revue en question date de mars 1978. Regardez aujourd'hui Le ciel et les affaires, un long court métrage oublié ! Vous y verrez une religiosité perverse qui dégouline, la relation biaisée entre homme et femme, la manipulation des superstitions, de la religion, le tout filmé dans un impeccable noir et blanc, digne des grands maîtres italiens. Plus tard, est arrivée Fettouma dans cette secte folle de cinéma : Karèche dit Boudj, Lyazid Khodja, Ahmed Hocine et votre serviteur qui essayait de pénétrer les mystères de l'art, débutant que j'étais dans la critique cinéma à la revue El Djeïch. Jusqu'au bout de la nuit, au Trillot, Boubou assistait aux premiers pas du novice que j'étais. Entre Issiakhem qui m'agonisait de tous les noms d'oiseaux, Halim Raïs vociférant contre mon ignorance crasse et Kateb Yacine, peu disant, qui lâchait au bout d'un certain nombre de verres des appels au calme en direction de ses célèbres amis. Boubou venait à mon secours en leur balançant : « Mais vous êtes vraiment insupportables avec lui qui veut juste apprendre et se faire accepter. » Mais il fallait le mériter ! Je ne sais si dans ma vie de journaliste, j'ai réussi à gagner leur respect et celui d'autres artistes. Dans tous les cas, j'ai toujours été avec les créateurs contre les hiérarchies et les tutelles. On vagabondait ensemble de jour comme de nuit –– c'était alors faisable à Alger –– entre la Cinémathèque, oubliée par tous les ministres de la Culture, l'Alhambra, le Novelty, le Marhaba, la Cafette ou chez Bouchouchi, derrière le TNA. Tous sortis de la mémoire des gouvernants ! Un jour, Boubou me proposa de monter au siège de l'ONCIC, aux Asphodèles, pour assister au casting qu'il préparait pour Le charbonnier. Le subterfuge en fait n'avait qu'un seul but : faire faire à Fettouma un bout d'essai pour le film. En fin de journée, j'avais compris que Fettouma allait nous priver en partie des coups de gueule de Boubou, du spectacle – entre Rabelais et Orson Welles – de sa descente et de son coup de fourchette. Ils sont restés ensemble, après bien des films, des enfants et un exil jusqu'à la mort de Boubou. C'était un cinéaste instinctif. Il a « volé » tout ce qu'il avait pu à tous les réalisateurs dont il a été l'assistant. Il était de gauche, brouillon, s'emmêlant les concepts, généreux, roublard mais d'une intégrité rare à l'égard de son métier et de ses amis. Dans un autre système, il aurait fait trois fois plus de films. Ses engagements essentiels dans la vie, en politique, au-delà des discours, se voient à l'écran. Allez savourer une séquence de L'héritage. Celle par exemple où l'imam vole le foin qui sert à fabriquer des briques de terre. Au moment où les fidèles baissent le front au sol pour prier, le « cheikh » dans leur dos détournait le matériau. Détourner des matériaux, ça vous dit quelque chose ? Ce film était iconoclaste. Il l'est toujours, vu la régression vers l'archaïsme, le rituel des pleureuses, le débat théorique sur le vin et la minijupe. Mais que tous les crispés du machin boivent et reboivent, mais en laissant au futur des filmographies ! Boubou savait que je ne vais jamais ni aux enterrements ni aux veillées, à deux ou trois exceptions près dans ma vie, forcé et traîné. Je déteste les hommages post mortem, surtout ceux des officiels devant les caméras du JT. Vous avez remarqué que lorsqu'un artiste décède, cela ne semble concerner que la « tutelle », donc un territoire délimité par un intitulé ministériel. Mais alors, c'est quoi un artiste pour tout le gouvernement, l'APN, le sénat, la mairie, l'AP truc-machin ? Djamel Allem m'a appris le départ de Boubou et m'a dit qu'il fallait se retrouver aux Asphodèles. Sous le choc et lâchement, très lâchement, j'ai dis oui. Ma femme qui sait et qui aime Boubou et sa femme, y est allée, non pas pour me représenter, mais pour embrasser Fettouma. Et voilà qu'Ameziane Ferhani me demande juste un papier. Ce dont j'ai horreur, s'agissant d'un complice parti avant moi comme beaucoup d'autres. Tu sais tout Boubou, je ne vais pas aux enterrements, et c'est définitif. Je n'écrirai plus sur un ami décédé parce que je ne sais pas et surtout, je ne veux pas. Un verre à ma santé Boubou ! Il doit y en avoir plein le paradis des artistes. Et j'ai toujours chez moi le premier numéro des Deux Ecrans de mars 1978 avec Fettouma en couverture. Une filmographie marquante Né à Sétif en 1941, Mohamed Bouamari a grandi à Lyon jusqu'à l'âge de 10 ans. Autodidacte, il a été assistant-réalisateur de Pontecorvo, Lakhdar Hamina, Visconti, Costa Gavras et William Klein. Il laisse une œuvre qui a fortement contribué à la naissance d'une nouvelle expression cinématographique centrée sur la société algérienne des années post-indépendance. Il sera d'ailleurs l'un des plus acharnés à défendre le label de « cinéma djadid » qui fut contesté à ses débuts (voir texte ci-contre). Bouamari a réalisé : L'obstacle (1972), Le ciel et les affaires (1967), Le Charbonnier (1972), L'héritage (1974), Premier pas (1980), Refus (1982), Nuit (1996). Il laisse en projet Le mouton de Montluc. Dans la ligne du réalisme italien qu'il admirait, il s'est attaché à produire une œuvre engagée appuyée par une esthétique sobre. Sa filmographie a toujours été dénonciatrice des injustices sociales, proche des petites gens et très attentive à la condition féminine, le plus souvent mise admirablement en relief par Fettouma, à la fois son actrice-fétiche, son égérie et son épouse.