El qalb bet Sali wa el khater fareh…. Nous sommes nombreux à avoir succombé au charme de ces belles paroles et de la langoureuse mélodie qui les accompagne, immortalisées par Fadéla Dziria dont cette année est celle du centenaire de sa naissance. Née précisément le 26 juin 1917 à Alger, la passion pour la chanson se révèle très tôt chez cette fille qui, à l'Etat-civil, se nommait Fadhela Madani. Elle admire ses aînées et, en particulier, la grande Maalma Yamna à qui elle rêve de ressembler. Elle aurait ainsi déclaré un jour : «Elles chantent comme je pleure». Les pleurs ont en tout cas accompagné sa vie d'adolescente. Elle vivra des moments très difficiles dont elle a porté la tristesse dans le regard jusqu'à la fin de sa vie, y compris quand elle souriait. Elle aurait en effet été mariée à l'âge de treize ans et aurait accouché d'une enfant morte née. Si elle a toujours posé un voile de réserve et de silence sur cette période, ses proches affirmaient que ce fut un profond traumatisme. On ignore aussi comment elle finit par se libérer de ce mariage arrangé et réussir à regagner les rivages de son rêve d'artiste. Toujours est-il qu'on la retrouve à Paris en 1935 où elle s'est installée pour quelques temps. Elle y fait la rencontre de Abdelhamid Ababsa qui lui prodiguera de nombreux conseils et deviendra son mentor. Il lui apprendra plusieurs mélodies en vogue et lui fera chanter presque tous les genres musicaux du pays. Dès lors, les répertoires kabyles, chaouis, sahraouis et oranais n'ont plus de secret pour elle. Fadéla se familiarise aux différentes techniques de chants qu'elle travaille assidûment et qui constitueront pour elle une formation solide qui confirmera son assurance face au public. Elle se produira avec succès dans les quartiers où se concentre alors la communauté immigrée généralement ouvrière. On dit même que Abdelhamid Ababsa serait à l'origine de son nom de scène, Fadéla Dziria. A son retour à Alger, elle continuera de chanter. Sa voix plaisait déjà tant au public. Mustapha Skandrani et Mustapha Kechkoul joueront aussi un rôle très important dans la vie de l'artiste. Ils l'aideront à enregistrer son premier disque chez Pacific, «Ma l'hbibi malou», une poésie d'Abdallah Mohamed Ibn Ahmed Ibn Msaib, immense poète du 18e siècle originaire de Tlemcen. Ce premier opus remportera un grand succès. D'autres témoignages affirment que le premier enregistrement de Fadéla serait plutôt «Rachiq el qad» sur le mode ‘araq. Skandrani et Kechkoul lui suggèreront fortement de se spécialiser dans le genre algérois et l'encourageront à prendre le nom de Fadéla Dziria. La chanteuse travaillera le hawzi et la nouba dont elle signera de nombreuses interprétations et redoublera d'efforts pour apprendre les textes classiques. Ne sachant pas lire l'arabe, on les lui soufflera jusqu'à ce qu'elle les mémorise et les chante avec aisance. A cette période, Fadéla est membre de la troupe musicale de la grande Meriem Fekkaï. Soliste, on lui confie les istikhbars (préludes chantés) au cours desquels elle peut laisser libre cours à son inspiration par des improvisations qui deviendront sa marque. Très sollicitée par les familles d'Alger et de Tlemcen, Fadéla animera de nombreuses fêtes privées aussi réussies les unes que les autres et qui resteront dans les mémoires. Elle sera découverte au grand public lors de l'émission de Mohamed el Habib Hachelaf et Haddad Djillali, «Min kouli fen choui» (Un peu de chaque art). Mahieddine Bachtarzi l'engagera pour animer la partie concert de ses fameuses tournées théâtrales à travers l'Algérie et Fadéla se révèlera une artiste plurielle lorsqu'on lui découvre des talents de comédienne. Elle joue dans «Ma yanfaâ ghir es sah» et dans «Mouni radjel», pièce montée par Bachtarzi en 1949 et inspirée d'un fait algérois réel. De 1950 à 1954, la prolifique Fadéla enregistrera près d'une vingtaine de chansons qui se solderons par autant de succès. On peut citer de manière non exhaustive «Ya qalbi khali el hal», «Ya rabi sehel li zoura» de Amar Lachab, «Saadi rit el bareh» de Kaddour Benachour ou encore «Ana touiri» de Habib Hachelaf. Juste avant le déclenchement de la lutte armée, Fadéla marquera durablement son public avec «Houni kanou». La vedette algéroise avait une activité artistique intense, elle enchainait les tournées, enregistrements et émissions radiophoniques. Fadéla Dziria se produira souvent à travers la radio qui permettait aux artistes d'entrer directement au cœur de la société algérienne. A cette époque, de plus en plus de familles algériennes possédaient un poste radio pour écouter les messages diffusés par Sawt El Djazaïr, la chaîne de l'Algérie en lutte et pour demeurer en communion avec la culture nationale. Au mois de décembre de l'année 1956, Fadéla Dziria est invitée à une émission au cours de laquelle se produit aussi le chanteur H'ssissen. Sous la direction de Boudjemaâ Fergane, l'orchestre l'accompagnera dans l'interprétation de la chanson kabyle «Sers thavalizt» (Dépose ta valise) composée par Boudjemaâ Fergane et écrite par Kamel Hamadi. En hommage à la mémoire de ces musiciens qui comptaient parmi les meilleurs de leur temps, citons la présence de Mahboub Bati au violon, Zerok Koraichi à la derbouka, Mouloud El Bahri à la guitare, Sidah à la flûte et Rachid Benabderahmane au tar. Fadéla fut aussi une militante convaincue de la justesse de la lutte pour le recouvrement de la souveraineté nationale. Elle a contribué, avec une trentaine d'artistes femmes, à la préparation de la grève générale déclenchée par le FLN, du 28 janvier au 4 février 1957, et connue sous le nom de «Grève des six jours». Elles étaient toutes aussi célèbres les unes que les autres, chargées de porter le message de la direction de la Révolution à leurs compatriotes et recenser les besoins d'une population sous blocus. Elles faisaient du porte-à-porte en bravant tous les aléas de la répression militaire coloniale. Dans ce groupe de femmes artistes, figuraient Fadila Dziria et Aouichet mais aussi d'autres artistes-femmes qui ont pris part à ce mouvement durant la Bataille d'Alger à l'instar des chanteuses Latifa, Chérifa, Djamila et des comédiennes Nouria, Farida Saboundji… Ces femmes se sont illustrées tant par leur art que par leur engagement nationaliste. A la suite de son action, Fadéla, comme la plupart de ses compagnes, sera arrêtée et emprisonnée à la prison Barberousse (Serkadji). De retour à la liberté, elle crée son ensemble musical dans lequel on retrouve sa sœur Goucem à la derbouka, Reinette Daoud au violon et Assia, sa nièce, au piano. Au lendemain de l'indépendance nationale, Fadéla participera à de nombreuses manifestations culturelles. Elle sera sur scène accompagnée de l'orchestre dirigé par Mustapha Skandrani, à la radio et à la télévision. Artiste accomplie, en plus de sa maitrise du répertoire et de ses qualités particulières de cantatrice, Fadéla a marqué son public par sa majesté sur scène, son calme et sa tenue élégante. Elle représentait de manière remarquable l'Algérienne fière et jalouse de ses traditions. La tête coiffée d'une meharmat el f'toul ornée d'un khit errouh, ce bijou ancien qui se transmettait de mère en fille. Fadéla incarnait des années d'histoire de la musique classique algérienne mais aussi, de manière assurément symbolique, la dignité d'un peuple. Jusqu'à sa disparition le 6 octobre 1970, Fadéla Dziria a joui de la considération et du respect de tout le monde artistique algérien ainsi que de l'immense affection des Algériens et des Algériennes, autant pour son talent, sa voix douce et mélancolique, que pour sa personnalité attachante. Elle reste un exemple pour des générations d'artistes. Enterrée au cimetière d'El Kettar à Alger, son aura et ses chansons continuent de toucher d'innombrables mélomanes. Il était question à un moment de porter sa vie à l'écran. Mais il faudrait d'abord l'écrire car sa merveilleuse et parfois douloureuse existence demeure encore méconnue.