En Algérie, on le sait, toute manifestation de rue dans la capitale est interdite. Qu'elle soit politique, sociale ou sportive. Les Algériens, et plus particulièrement les Algérois, n'ont le droit d'exprimer de manière spontanée ni leur colère ni leur joie. Même un mouvement de solidarité avec la Palestine, qui doit en principe traduire officieusement le message de soutien du pouvoir algérien n'est pas toléré. C'est dû à la grande hantise de nos gouvernants de voir ce genre de manifestations populaires, pourtant parmi les plus inoffensives ou les plus pacifiques, connaître des débordements intempestifs et se transformer en scènes d'émeutes incontrôlables. Sans qu'il y ait une loi régissant cet interdit, Alger n'a pas enregistré de marches de contestation ou de démonstration populaire anti-système depuis des lustres. C'est avec la logique de cette proscription, fondamentalement anti- citoyenne, que nos gouvernants se sont résolus à assurer l'ordre et la stabilité des lieux publics, du moins dans la capitale, considérée à juste titre comme le centre névralgique de toutes les tentations dites séditieuses. C'est aussi grâce à ces méthodes répressives que les partis d'opposition ont été muselés. Privés d'une expression populaire interactive à grande échelle, ces derniers se sont vu délester de leur élément mobilisateur de base. Que peut faire un parti d'opposition quand on lui ferme systématiquement et sans aucune explication l'accès de l'espace public le plus efficient pour communiquer avec ses militants et dans lequel il doit affiner ses contacts populaires et ses discours politiques ? Mais il n'y a pas que ce dernier qui est soumis au diktat de l'instance dirigeante. N'importe quelle association qui aurait la réputation, et donc la capacité de drainer du monde dans la rue est sujette à bannissement. Le mot d'ordre étant de faire régner le calme et la stabilité, les deux constantes désormais du sérail, tout compromis pouvant déroger à cette règle est considéré comme risqué et hasardeux. Le plus simple pour éviter toute mauvaise surprise est donc de ne faire aucune concession sur l'essentiel. C'est ainsi, par exemple, que l'Algérie se retrouva être pratiquement le seul pays arabe à organiser intra-muros une manifestation en faveur de la Palestine suite à la décision inique de Donald Trump de transférer l'ambassade américaine de Tel-Aviv à El Qods. Si dans toutes les capitales arabes et même dans les grandes villes occidentales les populations sont sorties spontanément dans les rues pour crier leur colère contre le projet américain et affirmer leur indéfectible soutien au peuple palestinien, la réaction algérienne vue d'Alger a été cantonnée dans un espace clos, en l'occurrence la salle Mohamed Boudiaf (La Coupole) pour être mieux encadrée, mieux contrôlée. Le pouvoir politique étant dépositaire de nos émotions et de nos pulsations, parfois les plus intimes, il a été interdit de la manière la plus insidieuse qui soit aux Algériens d'avoir cet élan de solidarité instinctif qui sied à la sensibilité de ce genre d'événement. En d'autres termes, en revisitant les ambiances kermesses, singulièrement folkloriques, qui faisaient le bonheur de la propagande totalitaire de la pensée unique, on a montré aux citoyens algériens qu'il n'étaient pas libres de leurs expressions et que c'est uniquement dans le cadre d'une manifestation dûment embrigadée aux entournures qu'ils étaient invités à honorer de leur présence. Ce rassemblement de la Coupole, il faut le dire, avait quelque chose de très ancien aussi bien dans la forme que dans le contenu qui nous rappelle les rendez-vous solennels et grandiloquents organisés sous l'égide du vieux parti et par lesquels il fallait passer pour montrer les positions doctrinaires prises au nom de la nation. Le FLN était passé maître dans l'art de mettre sur pied ce type de rencontre où la glorification des symboles mettait tous les participants sous la même partition dans une euphorie générale parfois très pittoresque. Le parti qui se pose toujours comme le gardien du temple ne semble pas s'apercevoir que cinquante- cinq ans après l'indépendance, les temps ont bien changé. A l'heure où la jeunesse montre son exaspération devant précisément le recours quasi machinal à cette tendance de remonter, par le raccourci symbolique, vers le passé pour ne pas s'impliquer dans la réalité du présent, à l'heure également où cette jeunesse revendique un mode de communication plus adapté à ses exigences actuelles, l'image de la Coupole véhicule une charge passéiste qui montre toute l'ampleur du drame générationnel que vit notre pays. Le pouvoir reste fier de son rassemblement mis sous surveillance idéologique, mais il oublie de dire que tous les participants ont été «exhortés» à venir donner de la voix par la wilaya d'Alger qui a adressé en ce sens une missive à toutes les institutions concernées pour ramener au moins 1000 personnes chacune et remplir ainsi la salle avec les slogans de circonstance devant être énoncés. Jeunes, enfants, vieux, femmes, hommes…le parterre devrait être diversifié et festif pour montrer l'enthousiasme patriotique, mais à la carte. Rien donc de spontané ni d'instinctif, voire de naturel dans cette initiative trempée dans une atmosphère superficielle qui ne correspond nullement aux émotions véritables des Algériens portant la Palestine autrement dans leur cœur. Et ce sont ces émotions plus proches du sentiment intérieur qui ont éclaté dans un stade de foot où la jeunesse sportive a voulu à sa manière dénoncer les complots qui se trament sur la tête des Palestiniens avec la traîtrise des monarchies arabes. Ils ont déployé une gigantesque banderole où le président américain et le roi d'Arabie Saoudite se confondent pour valider l'annexion de Jérusalem par l'Etat sioniste. Cet acte commis par des jeunes libres dans un pays souverain où la liberté d'expression est censée protéger a fait scandale dans la chancellerie wahhabite. Au point où notre Premier ministre, pour réparer les dégâts, a dû présenter les excuses officielles de l'Algérie pour un geste de solidarité qui en d'autres temps aurait été apprécié à sa juste valeur. Nous vous l'avons dit : il y a un énorme décalage entre le pouvoir momifiant des apparatchiks et l'esprit d'une jeunesse qui pense tout simplement autrement. Et qui fait peur par sa spontanéité.