Les Afghans sont appelés aujourd'hui aux urnes pour élire au suffrage universel direct leur Président après une mise entre parenthèses du processus démocratique qui aura duré un quart de siècle. Depuis l'invasion des troupes de l'ex-Union soviétique en décembre 1979 pour appuyer le régime communiste de Najibullah arrivé au pouvoir après l'assassinat de Mohamed Daoud par des officiers, aucun scrutin n'est organisé dans le pays. C'est donc un test et un pari démocratiques difficiles que les Américains et le gouvernement intérimaire de Hamid Karzai engagent avec ce scrutin qui se déroule dans un contexte interne et international particulier. Interne avec l'instabilité politique dans laquelle se trouve plongé le pays, une instabilité aggravée par la déstructuration du tissu social du fait des réalités tribales et du poids des seigneurs de la guerre, véritables détenteurs du pouvoir dans le pays depuis ces deux dernières décennies, où le pouvoir central était réduit à exercer son autorité dans un mouchoir de poche qui se résume à la capitale politique Kaboul. Au plan international, ce scrutin intervient à quelques semaines de l'élection présidentielle américaine dont le président sortant, George W. Bush, espère tirer les dividendes politiques pour arracher un second ticket à la Maison-Blanche. Tout a été mis en œuvre pour que le plan américain de libération de l'Afghanistan « Enduring Freedom » (« Liberté immuable »), qui avait commencé avec l'intervention américano-britannique qui avait débouché sur le renversement du régime des talibans, se déroule selon les scénarios établis par l'establishment américain. D'importants moyens ont été mobilisés pour encadrer ce scrutin au plan matériel mais aussi sécuritaire. Le premier défi auquel la commission électorale était confrontée fut d'abord de convaincre la population à s'inscrire sur les listes électorales dans un pays où l'analphabétisme touche les deux tiers de la population et où la culture politique et démocratique est totalement absente. La commission électorale a réussi la prouesse de délivrer 10,5 millions de cartes d'électeurs ; l'apport des chefs de tribu et des seigneurs de la guerre dans la conduite de cette opération aura été déterminant. Mais dans un pays qui n'est pas encore sorti du chaos dans lequel il est plongé depuis plus d'un quart de siècle, la fiabilité des chiffres relève bien entendu de la chimère politique. Les candidats opposés dans ce scrutin au Président intérimaire sortant, Hamid Karzai, engagé dans la course électorale avec le puissant soutien des Américains, n'ont pas manqué de dénoncer avec force la manipulation des fichiers électoraux par l'Administration en place, toute acquise à Karzai. Ce qui complique davantage le déroulement de ce scrutin et rend son contrôle aléatoire c'est le poids des réfugiés afghans installés en Iran et dans les autres pays voisins. ils sont près d'un million en Iran et plus de 700 OOO réfugiés au Pakistan. Des urnes ont été acheminées par les avions de la Force internationale d'assistance à la sécurité (ISAF), dirigée par l'OTAN, dans les zones où sont cantonnées les populations réfugiées pour leur permettre de voter. Ce premier scrutin au suffrage direct de l'histoire de l'Afghanistan depuis son indépendance en 1919 se déroule sous haute surveillance militaire. Environ 30 OOO soldats étrangers se trouvent dans le pays. Les chefs de guerre qui tiennent à avoir leur part, la plus grosse part du gâteau, à l'occasion de ce scrutin qui devra redessiner le rapport de force dans le pays après la chute des talibans, sont présents dans la course électorale et tentent d'influer sur le cours du processus électoral en recourant aux intimidations, mais souvent en s'appuyant sur la légitimité des armes pour se rallier les populations qui leur sont totalement acquises dans leurs fiefs. C'est le cas du général ouzbek, Abdul Rashid Dostom, et de Hazara Mohammed Mohaqiq. Un scrutin sous haute surveillance Certaines provinces contrôlées par des chefs de guerre sont dirigées comme de véritables provinces autonomes échappant totalement à l'autorité du gouvernement central de Hamid Karzai. En dépit de l'imposant dispositif de sécurité mis en place pour garantir le bon déroulement du scrutin, on n'exclut pas des actes terroristes de la part des réseaux d'Al Qaîda et des talibans pour perturber le vote. Cette organisation a d'ailleurs menacé de mort les différents candidats à l'élection présidentielle qui semblent avoir pris très au sérieux l'avertissement comme l'atteste le déroulement de la campagne électorale qui a pris fin mercredi dernier dans une ambiance qui n'a rien à voir avec les compétitions électorales. Les attaques se sont multipliées au cours de ces dernières semaines. Hier, deux roquettes ont été tirées sur Kaboul. Le président Karzai lui-même a échappé à deux attentats durant son mandat. Ce climat d'insécurité a amené les candidats à éviter les bains de foule et à réduire au strict minimum déplacements et meetings populaires. Le président par intérim Hamid Karzai n'a animé en tout et pour tout que deux meetings dont un à Kaboul, préférant laisser le soin à ses ministres, patchounes comme lui - la tribu majoritaire en Afghanistan (40%) - de faire sa campagne électorale, épaulés par d'autres membres du gouvernement appartenant à d'autres tribus qui font partie de la coalition gouvernementale, tels que les Tadjiks de l'Alliance du Nord du commandant Shah Massoud, assassiné par de vrais-faux journalistes, ou encore par des ministres de la tribu Hazara. Si le futur président de l'Afghanistan est déjà virtuellement connu en la personne du président intérimaire Hamid Karzai, l'homme lige des Américains, il reste à savoir ce qu'il a négocié avec les chefs des tribus influentes dans le pays et avec les seigneurs de la guerre en termes de partage de pouvoir et les limites que les Américains lui ont fixées dans ses négociations avec les différentes forces agissantes du pays. Son principal rival dans ce scrutin, son ancien ministre de la Culture, Yussuf Qannoni, sait que les jeux sont faits à l'avance. Sa présence dans la course électorale se veut une carte politique qu'il entend faire valoir dans les négociations au sein de la future coalition gouvernementale. Les Américains ont tenu à faire dans la symbolique à la faveur de ce scrutin en suscitant la candidature d'une femme, Massouda Jallal, qui se présente comme la « mère des Afghans ». Figurent également dans la course électorale un candidat royaliste, cousin de l'ex-roi Zaher qui se fait appeler, lui, « le père de la nation », ainsi que deux candidats anciens communistes.