Le chef de l'Etat, Abdelaziz Bouteflika, vient de décréter Yennayer comme journée chômée et payée en Algérie. Comment le professeur Chaker perçoit cette consécration concernant le jour du Nouvel An berbère? Au cours des différents mandats du président Bouteflika, les Berbères ont été rassasiés de symboles : tamazight «langue nationale» en 2002, «langue officielle» en 2016, Yennayer journée chômée et payée en 2017… Et la liste n'est certainement pas close. On pourrait d'ailleurs rajouter bien d'autres initiatives, si l'on rentre dans les «détails», notamment les nombreux colloques et autres manifestations publiques organisés sous l'égide des institutions officielles. Manifestement, l'Etat et certaines élites algériennes se complaisent dans le symbole, l'affichage et la représentation. Car ce sont autant de mesures qui ne changent strictement rien à la situation réelle de tamazight, langue et culture minoritaires et minorées, toujours soumises au rouleau compresseur de l'arabo-islamisme, de l'arabisation et de la pensée unique, véhiculés par toutes les institutions de l'Etat, en particulier le système éducatif. L'officialisation de Yennayer est pour moi typiquement une mesure «qui ne coûte pas cher et peut rapporter gros». En caressant dans le sens du poil des élites (Berbères et autres) qui ne demandent et n'attendent que la «reconnaissance» du maître, en accordant quelques os à ronger à des relais toujours prêts à servir le pouvoir, on annihile ou, à tout le moins, on affaiblit les capacités de résistance, de réaction et de gestion autonome de la société. Que pensez-vous de la décision de la création d'une académie berbère ? Attendons de voir la forme et le contenu qu'elle prendra avant d'émettre un avis définitif ! Mais, au vu des expériences passées et du contexte global, on peut craindre que ce soit encore une mesure dont la finalité principale sera de reprendre, ou d'essayer de reprendre, le contrôle d'un champ qui a longtemps échappé, et échappe encore largement, à l'Etat. Pendant de nombreuses décennies, toutes les actions qui relèvent habituellement d'une académie de langue ou d'institutions de ce type – la codification, l'aménagement – ont été assumées en dehors de l'Etat, par des universitaires, des écrivains, des associations… Le «passage à l'écrit», notamment, a été l'œuvre d'acteurs non institutionnels, du pionnier Boulifa à Mammeri, en passant par la myriade d'auteurs, d'éditeurs, de pédagogues, d'universitaires, moins connus, qui ont longtemps travaillé dans la discrétion, voire la clandestinité et l'exil... Depuis l'institutionnalisation de tamazight, il est aisé de constater que l'Etat n'a pas pu faire table rase de ce travail souterrain qui s'est fait en dehors de lui. Jusqu'à présent, même si des «voix autorisées» s'expriment très régulièrement en ce sens, on n'a pas osé s'y attaquer frontalement et remettre en cause ce socle d'acquis ; il a même été largement intégré par l'institution (graphie latine, codification graphique, néologie…), grâce à l'engagement têtu des militants berbères, dans et hors institution. Ma crainte est donc que la future académie ne soit «le cheval de Troie» que l'on utilisera pour, sinon réduire à néant – ce sera difficile ! –, du moins contrer et ralentir une dynamique socio-culturelle autonome. Mais j'espère me tromper ! Etes-vous contacté pour présider l'académie en question? Si c'est le cas, accepteriez-vous de la présider ? Et que proposez-vous pour que cette institution puisse jouer pleinement son rôle ? Non ! Et je serai assez surpris que l'on me contacte pour cela. Il n'est pas dans les pratiques des autorités algériennes de faire appel aux esprits indépendants et critiques. On préfère habituellement les échines souples et surtout l'adhésion aux «constantes de la nation», c'est-à-dire à tout le corpus idéologique qui permet à une oligarchie de maintenir son contrôle sur la société depuis 1962 : arabo-islamisme, autoritarisme, pensée unique… J'en suis trop éloigné pour qu'on me sollicite. Si je me trompe, je ferai un mea-culpa public ! Mais je sais que je ne prends pas beaucoup de risques en disant cela. Maintenant, dans l'absolu, pour que cette académie soit efficace et acceptée par les acteurs du terrain berbère, il faudrait au minimum : a) qu'elle soit statutairement indépendante des injonctions politiques ; b) qu'elle soit composée de personnalité dont l'engagement, l'action et/ou la production scientifique et culturelle berbérisante sont incontestables ; c) qu'elle reflète un équilibre entre spécialistes universitaires et producteurs culturels reconnus ; d) enfin, qu'elle soit ouverte sur le monde berbère non algérien, car tamazight et l'amazighité ne concernent pas que l'Algérie et il serait aberrant, sur les plans scientifique, historique et politique, de les enfermer strictement dans les frontières d'un Etat : «Le tamazight algérien» n'a pas plus de réalité et de consistance que «le tamazight marocain»… C'est ce qu'ont bien compris les militants et acteurs de la langue berbère depuis les années 1940 en plaçant délibérément le travail d'aménagement de leur variété régionale de langue dans une perspective «berbère». Comment, à votre avis, dépasser le problème lié à la transcription de la langue que certains brandissent (latin, caractères arabes et le tifinagh) pour un meilleur épanouissement de la langue ? Depuis au moins 40 ans, cette question est soulevée de manière récurrente par tous ceux qui ne supportent pas que tamazight ait connu un développement autonome, hors de l'Etat et du giron arabo-islamique… Comme si le berbère et tamazight n'avaient droit d'exister et ne pouvaient être tolérés qu'habillés du costume arabo-islamique. Non seulement, ils ont bloqué, interdit pendant des décennies toute action, y compris scientifique, en faveur du berbère, mais ils voudraient imposer des choix graphiques qui seraient une rupture totale avec plus d'un siècle de pratiques et un capital documentaire et scientifique considérable. Contrairement à ce que voudraient imposer les tenants d'une conception bureaucratique et étatiste de la langue, c'est d'abord l'usage qui fait la langue. L'essentiel de la production littéraire, des publications, en Algérie comme au Maroc d'ailleurs, est en caractères latins. La quasi-totalité de la production scientifique est en caractères latins. Tout le travail de codification graphique, depuis plus de 50 ans, a été réalisé sur la base de la graphie latine. Contester et vouloir revenir sur cette donnée serait vouloir porter un mauvais coup au berbère, pour des motifs purement idéologiques : on ne veut/peut pas tolérer qu'une «langue nationale algérienne» puisse s'écrire autrement qu'en caractères arabes. Ce qui révèle bien la pensée profonde des milieux du pouvoir et l'esprit sous-jacent à tous les simulacres de «reconnaissance», esprit du reste parfaitement explicite dans le préambule de la Constitution algérienne : «L'Algérie est d'abord une terre arabe» et pour avoir le droit d'exister, le Berbère doit reconnaître qu'il appartient à la famille arabo-musulmane. Pour ma part, je ne prétends interdire à quiconque d'utiliser l'alphabet de son choix : que les tenants de la graphie arabe se mettent au travail et produisent !... Et laissons faire le jeu de la libre concurrence. Mais ils savent par avance quel sera le résultat : c'est bien pour cela qu'ils voudraient imposer un choix institutionnel, par le haut, en s'appuyant sur l'autorité de l'Etat, d'une «académie»… Je les invite aussi à méditer l'exemple du Maroc : l'Institut royal de la culture amazighe marocain a opté en 2003 pour la graphie en néo-tifinagh : 15 ans plus tard, l'écrasante majorité des écrivains berbères – Rifains, Chleuhs ou Amazigh du Maroc central –, publient leurs œuvres en caractères latins, une très petite minorité en alphabet arabe. Et les publications officielles en néo-tifinagh ne sortent pas du cadre scolaire et des rayons des entrepôts de l'Ircam. A l'université, tous les départements de langue et culture amazighes du Maroc, malgré l'option officielle, utilisent la graphie latine. Le pouvoir de l'institution ne peut pas grand-chose contre l'usage, la légitimité et la dynamique sociales et historiques, qui en la matière sont du côté de la graphie latine. Quelle évaluation faites-vous de l'institutionnalisation de tamazight (langue nationale puis officielle), la création du HCA et l'enseignement de la langue qui s'en est suivi ? Bien sûr, il y a du positif dans toute cette évolution qui a commencé en 1990 et résulte essentiellement, rappelons-le, de la dynamique et de la pression sociale et non du «bon vouloir du pouvoir». Tamazight n'est plus frapp d'ostracisme et n'est plus objet d'une répression systématique. En même temps, il est clair que nous sommes encore très loin des conditions qui assureraient à la langue et à la culture berbères un plein épanouissement et la garantie de leur survie. Un enseignement, facultatif, de trois heures hebdomadaires, dont la continuité n'est pas toujours assurée dans le cycle scolaire, n'est certainement pas une configuration qui permettra la consolidation d'une langue à large échelle, surtout quand il s'agit d'une langue minoritaire, historiquement dévalorisée et longtemps confinée dans l'oralité et la ruralité. Nous sommes en réalité encore dans des mesures «cosmétiques» : si l'on veut que le berbère puisse résister et se développer face à la pression permanente de l'arabe (classique et dialectal), du français, omniprésente dans le quotidien comme dans les sphères d'usages «élaborés» (justice, administration, sciences et technologies, économie…), cela suppose des mesures lourdes, au minimum un enseignement bilingue généralisé. L'exemple parfaitement documenté d'autres langues minoritaires (catalan, basque, breton, corse…) est là pour nous rappeler que face au rouleau compresseur des «grandes langues dominantes», nos «petites langues» ne peuvent trouver leur salut que dans des mesures de «protectionnisme linguistique» assez radicales. Sinon, on en reste au symbole, au mieux à la conservation patrimoniale et muséographique. Comme voyez-vous l'avenir du combat pour le tamazight ? Dans le cadre de l'Etat centralisé ou dans un cadre autonomiste ou indépendantiste, comme le revendiquent certains ? Ma réponse à votre question est implicitement dans mes propos précédents. Je ne crois pas que tamazight et l'amazighité puissent s'épanouir et même survivre dans le cadre d'un Etat centralisé qui se définit, historiquement, idéologiquement, constitutionnellement… comme arabo-muslman. Comme je l'ai dit et écrit à plusieurs reprises, dans un tel cadre, le berbère est condamné à la disparition, au mieux à la conservation patrimoniale et muséographique. La seule possibilité pour que le berbère survive et que les Berbères puissent exister durablement en tant qu'entités ethnolinguistiques spécifiques est que leur droit à cette identité et à cette langue leur soient expressément garantis par un ensemble de protections politico-juridiques : concrètement, cela s'appelle l'autonomie, le fédéralisme… Même si, bien sûr, il ne m'appartient pas d'en définir les formes exactes. Là-dessus, je suis parfaitement clair depuis au moins 1995 : dans le cadre des Etats nations maghrébins tels qu'ils ont été définis au XXe siècle, les Berbères/le berbère sont condamnés à la régression et une lente disparition «par dilution dans le creuset arabo-islamique»… Au mieux, on préservera quelques grands monuments littéraires (Si Mohand…) et quelques belles statues et stèles dans les musées. Comme je vis en Provence, je vous rappellerai que Frédéric Mistral, le grand écrivain provençal, a obtenu le prix Nobel de littérature en 1904. Que reste-t-il de l'occitan et du provençal ? Un certain folklore et un accent…