Alors que Jérusalem a été déclarée par Donald Trump capitale d'Israël, il est utile de revenir sur l'histoire de la Palestine à travers son porte-parole intellectuel et innovateur en critique littéraire, Edward Saïd. L'œuvre de l'essayiste et écrivain palestinien est reconnue aux Etats-Unis et dans le monde pour ses travaux théoriques sur la vision et la perception des pays colonisés, en l'occurrence par les peintres, les voyageurs, les romanciers et poètes occidentaux. En effet, son ouvrage le plus marquant s'intitule L'Orientalisme, une référence majeure des études post-coloniales. Edward Saïd a aussi publié ses mémoires : A contre-voie. Le titre anglais est Out of place, plus explicite, car il renvoie au déracinement d'Edward Saïd et de sa famille chassée de Jérusalem et de la terre des ancêtres. Il y raconte son enfance, son adolescence, ses premières années d'adulte et sa vie d'étudiant exilé. De nombreuses personnalités se sentent obligées d'écrire leur autobiographie pour se valoriser. Ce n'est pas le cas d'Edward Saïd, qui écrit dans la douleur, sur son lit de mort, se sachant condamné par un cancer qui l'a emporté en 2003 à New York. En tant que Palestinien, il a voulu écrire pour laisser une trace qui s'avère utile aujourd'hui quand l'Histoire est écrite par les vainqueurs. Il tente de dénouer quelques nœuds gordiens avec ses parents et raconter aussi d'où ils viennent. Et ce témoignage d'une famille palestinienne, forcée à l'exil comme tant d'autres qui n'ont pas la possibilité de s'exprimer, il l'écrit pour l'ensemble de son peuple. Deux niveaux d'écriture et de thèmes sont installés dans cet ouvrage : l'un, très personnel, et l'autre, historique, les deux s'entremêlant inévitablement. En effet, Edward Saïd nous fait pénétrer dans son intimité familiale, auprès d'une mère particulièrement possessive, d'un père très soucieux de la réussite de ses enfants, surtout de son seul fils Edward, au point qu' il néglige de lui démontrer son amour paternel, obsédé par ses affaires et la réussite de son fils qu'il veut en fait protéger de la politique après un exil douloureux. Derrière le personnage international qu'il était devenu, se cache une enfance bourgeoise, mais solitaire et triste, à cause de l'Histoire subie par sa famille. Il décrit un épisode de son enfance, où, un été, sa mère lui donna des courses à faire toute la journée, dans le seul but de l'occuper jusqu'à l'épuisement, sachant que l'épicerie la plus proche de ce village libanais d'exil, était à six où sept kilomètres. La famille n'avait plus le droit de retourner dans sa ville ancestrale, Jérusalem, sa maison ayant été confisquée par les Israéliens. Ce qui est frappant, c'est l'aisance avec laquelle les détails les plus intimes de cette famille sont révélés. L ‘auteur relate comment il a souffert de son nom. Prénom chrétien : Edward. Nom palestinien : Saïd. Etudiant aux Etats-Unis, on lui rappelle constamment son origine, malgré son prénom et malgré les efforts fournis par son père pour qu'il devienne parfaitement américain. Jérusalem est loin et l'obsession de son père est que son Edward réussisse sa vie d'homme. Edward parle à sa mère, à son père, essaie de comprendre une enfance vécue dans des exils géographiques réels et des exils intérieurs à cause de parents qui croyaient bien faire en le protégeant et en le transformant en machine à succès dans tous les domaines : parfait pianiste, docteur d'Etat en littérature, critique littéraire, écrivain. Dans cette enfance et adolescence, Edward Saïd nous raconte par le biais de son histoire personnelle celle du peuple palestinien que le traité de Balfour a obligé en 1948 à quitter ses terres, ses maisons, ses biens et les tombes de ses ancêtres pour laisser place aux nouveaux arrivés, mettant en errance un peuple autochtone dont la famille Saïd devient le symbole dans cet ouvrage remuant. Edward Saïd rappelle que Jésuralem était sa ville de naissance, une ville palestinienne. Il raconte comment les Palestiniens se sont éparpillés dans le monde, devenant «le peuple errant». Il comprend que l'obsession de son père était de tirer un trait sur cette Palestine qu'on lui avait volé, en échange de la nationalité américaine. Toutes les douleurs de cette famille, ses faits et gestes, ses décisions, ses exils pour études et ses exils définitifs s'expliquent par ce manque du pays ancestral volé, par la douleur d'avoir été expulsée de Jérusalem, laissant un goût amer chez Edward Saïd. Il écrit : «Je vis un déchirement au sujet de la Palestine, que j'ai seulement réussi à comprendre et à résorber… l'ambiguïté à l'égard de ce lieu, la complexité de son arrachement, sa perte douloureuse exprimée dans tant de vies brisées, y compris la mienne, et son statut de pays admirable pour eux (mais bien entendu par pour nous), réveille toujours en moi la souffrance et la conscience d'être désespérément seul, sans défense, sensible à des agressions insignifiantes qui deviennent soudain graves, menaçantes et contre lesquelles je n'ai pas d'armes…» Une autobiographie à la fois remarquable et dure qui dit l'éparpillement et le déchirement d'un peuple spolié. Edward Saïd, A contre-voie : Mémoires, Paris, Le Serpent à Plumes, 2002. 430 p.