C'est une voix qui compte dans la musique châabie actuelle. Avec son sérieux, sa culture, sa passion et son professionnalisme, Karim Bouras s'impose comme un chanteur qui force le respect. Il veut, à sa manière, révolutionner le chaâbi. Entretien. Vous êtes venu au chaâbi par le chemin sûr de l'andalou. Racontez-nous cet itinéraire ? J'ai commencé d'abord avec l'andalou avec Hamid Kharfallah et Mohamed Bouchaoui au Conservatoire d'Alger. J'ai rejoint ensuite l'association El Djazira, puis El Inchirah où j'ai appris la maîtrise des instruments, tels que la derbourka, le tar, le mandole et la guitare. Parfois, j'étais soliste dans l'ensemble andalou, mais ma façon de chanter était plutôt chaâbie. Je me suis retiré ensuite de l'univers andalou pour me consacrer au chaâbi. El Inchirah a été dissoute malheureusement. Surtout que âami Smail Henni a vieilli. Là, il est en train de soutenir sa fille dans une carrière solo. Justement, pourquoi ce passage au chaâbi ? Amar Zahi ! Zahi nous habite. L'andalou a ses chioukh. Chacun a sa place avec le respect qu'on leur doit. Je suis natif d'un quartier populaire, La Glacière, à El Harrach (est d'Alger). On pense que l'andalou est destiné à une classe aisée. C'est quand même un cliché ! Oui, c'est vrai. Nous, enfants du peuple, on nous dit souvent cela. Le chaâbi, c'est mon identié. Qu'on le veuille ou pas, c'est sauvage comme musique. Le chaabi est l'enfant rebelle de l'andalou, alors que le hawzi est son fils bien éduqué, classe. C'est ce que me disait mon père. Donc, vous êtes passé au chaâbi par rebellion Si l'on veut, oui. Peut-être que je ne savais pas chanter andalou. Je ne me retrouvais pas. Mais, dans le chaâbi, je me sens à l'aise. Il y a plus de liberté dans l'interprétation. Il existe des structures et des règles à ne pas négliger ou dépasser, mais tu es plus ou moins libre. Tu peux apporter ta touche personnelle. Actuellement, par exemple, nous travaillons sur un projet musical qui s'appelle Alger Révolution. Il s'agit d'un grand orchestre qui interprète du jazz, du rock, de la salsa ; bref, nous essayons de mêler le tout pour avoir un produit algérien. Le chaabi doit être moderne, or nous sommes en retard, figés à l'époque du noir et blanc. On nous dit souvent : ne touchez pas à El Anka. Chaque période a eu ses maîtres, comme Mahboub Bati, Amar Zahi, Boudjemaa El Ankis, etc. Chacun a apporté sa contribution. Mahboub Bati, par exemple, a ouvert la porte à tous, a introduit le saxophone. A son époque, El Hachemi Guerrouabi chantait debout. Il ne faut pas limiter le chââbi. Il y a des résistances actuellement pour «la modernisation» du chaâbi Le malheur, c'est qu'on t'ignore, on ne te résiste pas. Il y a peut-être des jeunes qui aiment ce que tu fais, mais on ne te donne pas la chance de présenter ta musique au grand public. Ce que nous voulons c'est qu'on nous laisse jouer notre musique à notre manière, s'ils veulent résister, qu'ils le fassent après. Si le peuple adopte notre chaâbi, résister n'aura aucun sens après. Dans les années 1990, il y avait une génération de chanteurs comme qui avaient essayer de rafraîchir la musique chaâbie. unegénération qui ne semble pas avoir réussi. Vous en pensez quoi ? Les années 1990, c'est autre chose. C'était une période trouble. Ces artistes ont fait l'effort pour maintenir à flot le chaâbi. Sans eux, cette musique aurait disparu. A travers Djafri, notre génération a appris à mieux connaître Guerrouabi. Cela dit, ils ont échoué quelque part. Pourquoi ? Parce que le résultat final, en 2018, n'y est pas. On ne doit pas définir un chanteur par «Jat Chta ou jat leryah» ! Ce n'est pas cela le chaâbi. J'ai beaucoup de respect pour Didine Kharoum, l'un de mes idoles. Quand j'ai débuté ma carrière, j'aimais beaucoup sa façon de chanter. A ce jour, j'aime ce qu'il fait. Les autres chanteurs se sont limités à une boîte à rythme et du chaâbi en gardant les mêmes sonorités. Le comble est que cela a été appelé néo-chaâbi. Alors une question simple : «le néo chaâbi» a-t-il échoué ? Oui. La preuve : il n'y a aucun résultat. Si le néo-chaâbi avait réussi, les jeunes n'écouteraient pas aujourd'hui le Wai Wai. Les chanteurs chaâbis ont laissé un grand vide. Après la décennie noire, j'ai l'impression que notre jeunesse a perdu le sens du goût et du savoir-vivre. Une vidéo sur Youtube de la «chanson» Chaari tertag ala sahbi (rai) enregistre plus de 1 million de vues, alors qu'une autre sur un chant chaâbi ou un mdih n'enregistre que 2 ou 3000 vues. Ce n'est même pas du rai, celui qu'on connaît du moins ! C'est n'importe quoi. Ni bonne musique ni bonnes paroles. Il y a un problème de goût. J'assume ce que je dis. A qui la faute ? Aux politiques ? Aux médias ? Aux artistes ? En grande partie, c'est la faute aux politiques. Un politique est censé être un intellectuel. Il lui appartient de barrer le chemin à tout ce qui alimente le mauvais goût. Nos politique doivent faire un effort pour valoriser notre patrimoine. Notre société est en crise. L'aspect culturel et artistique de cette crise n'arrive qu'en dernier. Il reste que la culture, c'est notre image. Quand je chante à l'étranger, je représente mon pays. Je dois bien le faire. Nous ne devons exporter que ce qui est beau et représentatif. Est-il facile pour vous d'arriver à la scène ? Non. Je me dis que je ne suis pas assez connu, sachant que les concernés me connaissent. Je me suis approché de certains pour avoir des espaces pour nous produire sur scène. Je ne veux pas citer de noms. J'ai des preuves sur mon téléphone. Je leur dit : «J'ai de quoi payer les musiciens, mais pas assez pour louer la salle.» Leur réponse : «Celui qui paye le musicien n'a qu'à régler la facture de la location de la salle.» Je suis en train de parler d'organismes publics. La lâcheté est de s'installer sur un siège de responsabilité et de bloquer les artistes à défaut de leur demander des «rançons» ! A mon avis, ils devraient tirer beaucoup de fierté s'ils ouvraient la porte aux jeunes artistes. Comment changer cette situation ? Le changement vient d'en haut, pas à mon niveau. Tout ce que je demande, c'est d'avoir une salle pour chanter. Remplir la salle, c'est mon affaire. Je ne suis pas du genre à frapper aux portes. Mon oncle qui est bien placé, m'a appuyé dans le début de ma carrière. Il m'a dit : «Le jour où tu auras le niveau nécessaire, ils viendront te chercher. Ce n'est pas à toi d'aller les chercher.» J'ai pris ce conseil en considération. Peut-être qu'un jour je vais m'imposer avec mon travail. Parlez-nous de votre projet Alger Révolution ? Il s'agit d'une révolution musicale à Alger ! Cette révolution a commencé avec Mahboub Bati qui a introduit dans le chaâbi une basse, une guitare et une batterie. Avec Zahi, Mahboub Bati a fait un istikhbar avec la guitare électrique. Si moi j'ose une petite note nouvelle avec le mandole, on viendra toujours me dire : «Arrête ! Tu touches à El Anka là, tu es fou !» Pourtant, d'autres artistes sont venus après El Anka . El Anka est-il à ce point sacré ? Pour certains, il l'est. Pour les puristes ankaouis ; tu dois vivre encore en 1942 alors qu'on est en 2018. Tu dois rester tel quel. Et moi, je dis non ! Je veux colorier le chaâbi et le ramener vers l'universel. La salsa est devenue universelle qu'après son ouverture, alors que cette musique (et danse) était une pratique populaire (à Cuba). Autant que le jazz manouche. Le guitariste espagnol Paco De Lucia a «jazzé» son flamenco. Aujourd'hui, il est connu partout dans le monde. Nous avons notre base, le chaâbi. Cette musique est protégée et conservée au niveau de l'ONDA. Aujourd'hui, il est important d'ouvrir les portes aux jeunes et de les laisser travailler. Donnez-nous dix ans seulement, et vous verrez. Il y a toute une génération qui est prête. Une génération qui veut casser la baraque Exactement. Il y a beaucoup de jeunes qui veulent jouer de la musique. Nous avons des instituts qui forment beaucoup de musiciens. Mais, après que vont-ils faire ? Faut juste laisser ces jeunes musiciens travailler, agir sur le terrain. Aidez-les. Il faut éviter les erreurs du passé. S'il n'y aura pas de résultats après, que chacun prenne son chemin. Quand vous dites : «Laissez les jeunes travailler, ouvrez-leur les portes», vous parlez de qui ? Je parle notamment de l'ONCI, de l'Office Riad El Feth et de l'Etablissement art et culture (d'Alger). Art et Culture ne nous appelle jamais, par exemple. Cela dit, je ne suis pas prêt à chanter dans la Tahtahat El Fenin (au niveau du port d'Alger). Je n'ai pas envie de revenir au chaâbi classique et à ce qu'ont fait El Anka et Zahi. Je ne pourrai jamais chanter comme Amar Zahi (…). Avec des amis, j'ai participé au projet Zanga crazy (à partir de 2011 sur Youtube). Les gens m'arrêtaient dans la rue pour discuter après avoir vu les vidéos. Il est important de faire des concerts pour évaluer l'intérêt du public. Seul l'importance de cet intérêt déterminera le succès ou non. Revenons à Alger Révolution. Voulez-vous faire du chaâbi fusion ? Du chaâbi contemporain ? Je veux faire du chaâbi fusion. A son époque, El Anka avait introduit la contrebasse et l'accordéon. Sur le plan harmonique, nous voulons faire de la musique contemporaine. Lors de la première prestation donnée à la salle Ibn Zeydoun (Alger), nous avons commencé par une valse avec une batterie, une section de violons et un accordéon. avons joué avec des partitions. Nous avons donc écrit notre châbi et le passage des violonistes et des guitaristes. Nous comptons aussi sur nos pianistes qui connaissent la musique chaâbie. Nous allons fusionner tout cela. C'était une manière pour nous de montrer ce qu'on peut faire. Le chaâ bi à notre façon. C'est quelque chose qui attire sur le plan musical. Le jeune auditeur est attiré le bruit, le rythme et la note. Aussi, n'est-il plus possible de jouer du chaâbi à l'ancienne. Notre but est de récupérer le jeune public et l'amener à écouter le chaâbi. J'en serais fier après ! Le chaâbi n'est pas juste un style de musique, c'est un patrimoine national partagé par tous les Algériens. Ce n'est pas uniquement Alger. Le chaâbi est une musique populaire qui doit retrouver sa place. Allez-vous adapter de nouvelles paroles pour Alger Révolution ? Pour l'instant, non. Nous voulons que les gens comprennent que nous n'allons pas faire des choses qui n'existent pas. J'ai commencé par reprendre Mahboub Bati en interprétant des chansons dans un autre style. Manière de dire que la diversité existe. Mahboub Bati donne une touche tarab, moi la touche symphonique. J'ai repris Dik Chema'a en lui donnant une autre sonorité. Ce n'est pas du 100% chaâbi. Je conseille donc aux gens de l'écouter (un clip est présent sur Youtube). Si ça ne plait pas qu'on me laisse un commentaire et qu'on me dise pourquoi. Vous n'avez fait qu'une seule scène avec Alger Révolution ? Nous n'avons pas eu d'autre concert. Lors de notre première prestation, nous étions dix-huit musiciens sur scène. Prochainement, nous serons 22 ou peut- être plus. Nous allons entamer un album qui sera prêt dans moins d'une année. Nous allons reprendre par exemple Ya lewcham sur l'air de la chanson Jahagh bezaf da Meziane d'Akli Yahiaten. Zahi l'avait fait avant moi dans Zid kether fi salatou. Nous comptons reprendre aussi Jhalt koul saheb w khfit alih et Ya ladra de Mahboub Bati. J'espère avoir l'autorisation de la famille Mahboub Bati pour pouvoir produire les chansons. Son fils Farouk a assisté à notre soirée. Il m'a encouragé et dit que son père a laissé des morceaux inédits. J'espère faire connaître dans le futur ces inédits. Celui qui ne connaît pas Mahboub Bati ne connait rien à la musique algérienne.