Dans cet entretien, l'islamologue Saïd Djabelkhir revient sur la question délicate de l'héritage. Interviewé dans le cadre d'un dossier sur la question publié précédemment par El Watan (25 octobre 2017), le chercheur aborde avec plus de détails la formation du droit musulman des successions et l'emprise du religieux. M. Djabelkhir considère que le droit canonique ou «charia» possède toutes les sources et tous les éléments de réflexion nécessaires à un nouvel «ijtihad» pour aller vers une meilleure application du principe d'égalité homme-femme en matière successorale. Entretien réalisé par Nadir Iddir En Algérie, les réformes du code de la famille n'ont pas touché la section «héritage», qui est le tabou absolu. Pourquoi ces blocages ? Est-ce à cause de l'emprise des religieux ? Plusieurs sections du droit canonique musulman relèvent encore du tabou et de l'intouchable, dont la section héritage ou le droit successoral. Il en est de même pour la section héritage du code de la famille en Algérie. Ce blocage est essentiellement dû à l'emprise des religieux (réformistes islamistes et intégristes) qui ont toujours imposé une lecture rétrograde des textes dits «sacrés» (Coran et Hadiths) car en principe nous n'avons ni le droit ni le pouvoir de les interpréter. Et à partir du moment où un texte est dit «sacré» il ne peut être compris ou interprété que par une minorité religieuse ou cléricale qui va forcément monopoliser ce droit de lecture et d'interprétation, d'où le pouvoir absolu de cette minorité sur les croyants. Je pense qu'il est grand temps de revoir le code de la famille en matière successorale pour sortir de cette situation dans laquelle on continue à nous imposer des textes et des interprétations qui ne répondent plus aux besoins et aux questionnements des sociétés modernes ici et maintenant. Les raisons sont-elles aussi économiques ? Je pense que les raisons sont essentiellement religieuses, comme je l'ai expliqué plus haut. Il est à souligner que le pouvoir continue à faire dans le populisme et les demi-mesures pour ne pas fâcher les courants religieux (qui sont devenus ses alliés principaux) au lieu de trancher pour une vraie modernité et non pas une pseudo modernité de vitrine destinée à donner une belle image à l'étranger mais qui à l'intérieur bafoue les droits basiques du citoyen, dont ceux de la femme, notamment en matière successorale. Comment s'est formé le droit musulman des successions ? Les différents rites de l'islam s'entendent-ils pour fixer les parts successorales ? Un livre qui se revendique comme vrai, tel que Le Coran, ne doit pas refuser la critique intellectuelle objective. Le droit canonique en matière de succession est à peu près le même dans les écoles juridiques musulmanes. Le Coran définit la qualité d'héritier et précise la quote-part de chacun. La grande innovation du Coran était la reconnaissance à la femme de la qualité d'héritière, qu'elle soit mère, fille, épouse ou sœur. Certes, c'était une part diminuée, la moitié de celle d'un homme, mais pour l'époque de la Révélation, c'était un acquis non négligeable, car il faut savoir qu'avant l'islam la femme elle-même faisait partie de l'héritage. Le Coran ne pouvait pas faire plus pour les femmes à l'époque, sinon il aurait été réfuté par les musulmans eux-mêmes. Nous avons des textes historiques et des «hadiths» qui nous permettent de penser que les premiers musulmans ne prenaient pas toutes les dispositions coraniques pour de l'argent comptant. En effet, quelques-unes de ces dispositions ont rencontré une opposition de la part des musulmans, et notamment celles qui donnaient une part à la femme dans la succession. N'oublions pas que la mentalité et la culture des premiers musulmans étaient une mentalité et une culture qui étaient le produit d'une société arabe bédouine patriarcale, donc hostile aux femmes. Nous pouvons tout de même affirmer que l'ensemble des versets du Coran concernant le droit successoral n'a qu'une valeur indicative, c'est-à-dire non obligatoire. La preuve en est que Le Coran admet la validité du testament au profit des héritiers et recommande même d'user de cette faculté de tester. On peut considérer que dans l'ensemble, Le Coran indique au testateur le degré de parenté à prendre en considération et recommande de donner à la femme une part au moins égale à la moitié de celle d'un homme. La faculté de tester est affirmée par le verset 180 de la sourate II : «Il vous est prescrit, à l'article de la mort, si vous laissez un bien, de tester au profit de vos père et mère et de vos proches de la manière reconnue convenable. C'est là une obligation pour ceux qui craignent Dieu.» Même pour les cas où le défunt n'a pas laissé de testament, le droit successoral coranique est souvent raisonnablement inapplicable sans l'intervention d'un législateur qui le précise et en résout les difficultés d'application. Par exemple, il n'y a pas de système de représentation, c'est-à-dire que, en présence d'un oncle, le prédécès du père prive les petits-enfants de la succession de leur grand-père, ce qui est manifestement injuste et inacceptable. Pour ce cas précis, le législateur tunisien y a remédié par la technique du «testament obligatoire» ou «Al wassiyya al wadjiba» qui, dans certaines hypothèses, ne fait qu'atténuer l'injustice. De même qu'il y a des cas où l'addition des fractions donne un total supérieur à un, et d'autres où le résultat est paradoxal, la part du fils devenant moins importante que celle de la fille. Il y a des cas de succession qui n'ont pas été cités par le Coran (le cas de la grand-mère par exemple) et qui ont été résolus par les foukaha (docteurs du droit musulman) bien après le décès du Prophète. Ce genre d'hypothèses perturbe la cohérence du système et prouve que les textes coraniques régissant le droit (c'est-à-dire la charia) ont été édictés uniquement selon les besoins urgents d'une société arabe bédouine et patriarcale dont les conditions socio-culturelles ne peuvent être les mêmes que celles de nos sociétés modernes ou de toute autre société qui sort du contexte historique qui a vu naître le texte coranique, ce qui donne entièrement le droit au législateur musulman et algérien de revoir, relire et réinterpréter ces textes à la lumière des conditions de nos sociétés modernes. Ce genre d'hypothèses prouve aussi à quel point certaines prescriptions doivent inévitablement être interprétées. Au lieu de l'interprétation littérale effectuée par les foukahas et qui aboutissent à des résultats absurdes, l'interprétation par référence à l'esprit du Coran est de loin meilleure. Il en découle que les versets à allure juridique (comme pour le cas de la succession) ont besoin d'un législateur pour les préciser et en résoudre les difficultés d'application. Ces versets ont manifestement et forcément un caractère facultatif puisque l'on a toujours le droit de disposer autrement de ses biens par voie testamentaire. Ce caractère facultatif devrait permettre aux législateurs modernistes de valider les testaments par lesquels les testateurs voudront établir l'égalité entre leurs descendants sans distinction de sexe, en attendant le jour où la légalité successorale sera imposée par la loi. Dans un Etat supposément civil comme l'Algérie, comment est-il possible de régler le problème des deux ordres juridiques (droit positif et charia) et des inégalités entre les sexes ? Il est bien évident que droit positif et charia ne peuvent pas cohabiter, sauf si le législateur ignore ou interprète les textes «sacrés» selon la tendance du droit positif. Dans le seul cas où le législateur algérien a essayé de jumeler le droit positif et la charia, c'est-à-dire le code de la famille, nous nous sommes retrouvés dans des contradictions immenses à cause des inégalités entre les sexes qui sont fréquentes dans les textes de la charia. Je pense que nous ne pouvons pas gouverner des citoyens et des croyants en même temps. Il faut choisir l'un ou l'autre, car la citoyenneté est la même pour tous, mais les idées et les croyances diffèrent d'un citoyen à l'autre. Dans les pays musulmans, les textes sur le droit personnel se réfèrent majoritairement à la charia. L'ijtihad est-il possible, ou faut-il carrément aller vers l'adoption d'un droit positif, «œuvre des hommes» ? L'ijtihad, à mon avis, n'est pas une possibilité mais une obligation. Dans la société traditionnelle historique, où la subsistance était liée à la fourniture d'un travail physique, les femmes se trouvaient dans une situation de dépendance par rapport aux hommes. Dès lors, il y avait une certaine «logique» à ce que le frère dispose du double de sa sœur, car il avait l'obligation d'assurer une dot à sa femme et de subvenir aux besoins matériels de sa famille. Sa sœur, elle, recevait la dot de son mari d'une part et l'héritage de sa famille d'autre part. Elle gardait pour elle tout son argent et avait le droit (du moins théorique) de le gérer sans la permission ni de son frère, ni de son père, ni de son mari, comme l'exige le droit canonique qui stipule aussi qu'une femme riche mariée à un homme pauvre n'a pas l'obligation de subvenir aux besoins financiers de sa famille ou même d'y participer, car cette charge incombe à son mari. Elle peut même demander le divorce au motif de l'incapacité de son mari à assumer cette charge. Les versets du Coran qui mettent les hommes dans un rang supérieur à celui des femmes présentent comme motif le fait que les hommes «dépensent de leurs biens» : «Les hommes assument les femmes à raison de ce dont Dieu les avantage sur elles et de ce dont ils font dépense sur leurs propres biens.» Coran/IV/34 (traduction de Jacques Berque, p.100-101). Dans la traduction officielle saoudienne, il est dit que «les hommes ont autorité sur les femmes en raison des faveurs qu'Allah accorde à ceux-là sur celles-ci, et aussi à cause des dépenses qu'ils font de leurs biens.» (traduction saoudienne, Ed. Complexe Roi Fahd, p.84) Il se trouve que dans les sociétés modernes, les femmes travaillent, tout comme les hommes, ce qui revient à dire qu'elles sont financièrement indépendantes. La femme aujourd'hui subvient, et parfois seule, aux besoins de sa famille, même si le droit canonique classique l'exempte de ce devoir. Et qui dit mêmes devoirs, dit mêmes droits. Par conséquent, il faut que les proportions de l'héritage soient ajustées pour aller vers plus l'égalité entre les sexes en ce domaine. J'ai évoqué plus haut la notion de testament obligatoire, «Al wassiyya al wadjiba», qui consiste à donner une part à ceux qui ne sont pas prévus par les textes ou à éviter des préjudices. Les malékites ont intégré dans le droit successoral la notion de travail domestique rémunéré de la femme, qui permet d'accorder à la veuve la moitié de l'héritage avant sa distribution, et ce, en plus de sa part prévue par Le Coran. On appelle cette disposition «al kadd» ou «assiaya». Dans le droit canonique malékite, cette disposition prévoit la rémunération du travail domestique que la femme a accompli toute sa vie en compagnie de son mari jusqu'au décès de celui-ci. La somme est prélevée sur l'argent du mari décédé et remise à son épouse avant la distribution de l'héritage. Effectivement, si le mari a acquis des biens, c'est aussi grâce au travail domestique de la femme et à sa prise en charge des enfants, qui sont des tâches qui ne font pas partie de ses devoirs selon le droit canonique, même pas l'allaitement des enfants selon certains canonistes malékites. Le droit canonique ou charia possède donc toutes les sources et les éléments de réflexion nécessaires à un nouvel «ijtihad» pour aller vers une meilleure application du principe d'égalité homme-femme en matière successorale, s'il existe une volonté politique de le faire.