Souika, 7h du matin. La rue Mellah Slimane, défoncée depuis l'entame des travaux de réfection des VRD, n'empêche pas les brouettes chargées de carcasses d'ovins et de bovins fraîchement égorgés de se frayer un chemin parmi les crevasses multiples. Quelques rares étals proposent déjà de la viande à même la plaque de marbre ou de granito qui sert de présentoir à la majorité des bouchers du coin. Rares sont ceux qui exposent leurs produits derrière un comptoir réfrigéré. Certains exposent de la viande congelée qui ne tardera pas à laisser couler une eau givrée couleur sang et qui se vendra malgré le danger que représente une chair gelée à plusieurs reprises. Les vendeurs qui travaillent à la sauvette jusqu'à ce qu'ils ne le soient plus dès que les contrôles cessent de les inquiéter, installent leurs tables au milieu de la rue, commençant par dépecer leurs pièces, vantant les qualités de leur marchandise. Une marchandise qui se “conserve” en général aux domiciles avoisinants avec, bien sûr, une absence totale de moyens de réfrigération. A Souika, le palpitant de la planète des viandes rouges de Constantine, vous trouverez de tout et moins cher qu'ailleurs à condition de ne pas être trop exigeant. “A cause des clandestins qui activent malheureusement en plein jour, nous avons récolté une réputation de bouchers malhonnêtes, ce qui est loin d'être le cas. Les clients se rabattent souvent sur les clandos et se font avoir à chaque fois, et après ils accusent tous les bouchers de Souika”, nous dira Djamel, un jeune chevillard, et de poursuivre : “Les bouchers réguliers égorgent leurs bêtes au sein de l'abattoir. Pour cela, il faut débourser le prix du transport, et surtout 5 DA par kilo d'animal égorgé, en plus de l'IRG et des différentes taxes inhérentes à la profession. C'est le prix à payer si on veut avoir un registre de commerce et activer légalement.” C'est ce qui semble animer les bouchers de Souika, quoique sur la trentaine de boucheries de la rue Mellah Slimane, très peu se conforment aux règles les plus élémentaires qui régissent le métier, et il vous suffit de faire un tour sur place pour en être convaincu. La merguez proposée affiche une mine très appétissante en plus du prix tout aussi alléchant. Entre 200 et 300 DA le kilo, il est très difficile de faire mieux dans… l'arnaque. L'arnaque de la merguez “Il nous arrive très souvent de faire des saisies de merguez ; et une fois les analyses effectuées, on découvre que ce mets est un véritable concentré de graisses et de colorant, avec un zeste de viandes pour faire vrai. Mais il n'est pas très difficile d'en deviner les composants vu que le prix de la merguez proposée est nettement en deçà de celui des substances entrant dans sa fabrication. Donc à ce niveau, le premier arnaqueur n'est autre que le consommateur lui-même qui, bien que convaincu que le produit proposé ne répond à aucune norme de consommation, l'achète quand même, attiré par le prix très attractif.” Propos on ne peut plus révélateur d'un cadre à la DCP. “Il faut savoir que la composition classique de la merguez reste la langue, les poumons, la joue. Il faut aussi que la viande ne soit en aucun cas congelée, ce qui est consigné dans une instruction ministérielle n°286 datant du mois d'octobre 2005. Je ne vous parlerai pas de l'hygiène des carcasses qui est primordiale car la contamination par les matières fécales a fait beaucoup de ravages”, nous apprendra Othmane, boucher bien connu à Sidi Mabrouk, un quartier qui fut autrefois résidentiel. Mais pour la petite histoire, il faut savoir que l'un des leaders de la transformation des viandes en Algérie ne se gêne nullement pour afficher sur l'emballage de ses merguez que le produit est fabriqué à partir de viandes… congelées ! Glissons… Du côté de l'abattoir municipal, les égorgeurs finissent d'équarrir la dépouille d'un veau dans une ambiance humide vu que nos pieds font connaissance avec un mélange d'eau et de sang qui coule vers les rigoles prévues à cet effet. Le boulot commence ici à 5h du matin pour ne s'achever que vers les coups de midi. Un responsable de l'abattoir nous expliquera : “Ces jours-ci, il n'y a pas beaucoup de têtes, qu'elles soient bovines ou ovines, car à l'approche de l'Aïd notre activité chute d'à peu près 60%, après le pic du Ramadhan où l'on pouvait atteindre 200 moutons et 35 veaux dans la journée. Après le passage des vétérinaires, les bouchers peuvent disposer de leurs carcasses sauf si le contrôle vétérinaire décide qu'une dépouille est impropre à la consommation. Dans ce cas, elle va directement à l'incinérateur.” Pour l'exemple, lors de notre présence le 4 décembre dernier, il sera procédé à l'abattage de 27 ovins et de 15 bovins, un chiffre qui ne correspond nullement aux besoins de la ville qui abrite en son sein plus de 200 boucheries et qui laisse penser que le reste des carcasses provient bien de l'abattage clandestin. Si pour Constantine, l'abattoir est géré d'une main de maître, il n'en va pas de même pour ceux des autres communes qui sont contrôlés par des privés grâce à un bail de location. “L'APC de Constantine a bien essayé de louer son abattoir à des privés. Peine perdue. A 800 millions de centimes par an, il n'y a eu aucun preneur, car la rentabilité n'aurait jamais été au rendez-vous. Il faut savoir que plus de 80% des bêtes égorgées le sont dans des ateliers d'abattage clandestins.” Ce sons les propos d'un travailleur à l'abattoir. Ces paroles ne sont pas lancées en l'air car nous avons pu vérifier de visu avec un officier de la sûreté urbaine leur véracité. “Rien qu'au niveau du quartier populeux de Oued El Had, il y a plus d'une centaine de lieux d'abattage clandestin. Il y a quelques années, cela se faisait dans la nature, au bord des oueds ; mais après la multiplication des descentes de police et des services vétérinaires de l'APC, cette activité s'est déplacée à l'intérieur de garages ou carrément au niveau des cours des maisons à partir de 20h, quand les fonctionnaires sont bien au chaud chez eux.” 700 ateliers d'abattage clandestins et viandes de Tchernobyl ! Plusieurs arrestations ont eu lieu sans que cela ne dissuade les autres contrevenants à s'éloigner de cette pratique dangereuse pour la santé du citoyen. Selon une enquête non exhaustive, il y aurait près de 700 lieux d'abattage clandestins en ville, nous avouera notre interlocuteur. C'est vrai que quand on voit les centaines d'étals disposés sur les marchés, on ne peut qu'être renforcé dans nos certitudes que quelque chose ne tourne pas rond dans la planète rouge des… viandes. “Ecoutez, nous dira encore un boucher installé au marché Boumezzou, il est clair que même des bouchers disposant de registres de commerce s'adonnent à l'abattage clandestin, car il y a parfois plus de 100 DA de différence pour un kilo de viande entre un boucher et un autre. La plupart du temps, nous sommes contraints et forcés de ne pas passer par l'abattoir pour espérer avoir une marge bénéficiaire ; et pour les contrôles, ne vous en faites pas. Il n'y a que ceux qui trafiquent tout le temps qui ne se font jamais attraper puisqu'ils sont avertis à l'avance des descentes des brigades de contrôle. Quant à la commercialisation des viandes fraîches importées, je préfère me taire, ya khouya. Il n'y a que des barons de la viande qui ont accès à ce marché où tout est fait dans une totale opacité. Il paraît que de la viande fraîche a été importée d'Ukraine, d'une région toute proche de Tchernobyl, avec toutes les radiations que vous pouvez imaginer.” L'opacité entoure aussi la commercialisation des viandes congelées et des poissons, qui devrait normalement se faire uniquement dans des établissements disposant d'un registre de commerce spécifique, alors que la réalité du souk nous enseigne d'autres vérités connues de tous, mais ignorées des autorités de régulation du marché des chairs rouges. Tout cet embrouillamini conduit hélas à des cas d'intoxication alimentaire résultant le plus souvent de viandes non contrôlées ou carrément de tromperie sur la marchandise, comme c'est les cas des abats et des merguez, les saucisses dites “cachir” échappant à toute malversation, car soumises à un contrôle draconien depuis l'épisode mortel de la wilaya de Sétif où le botulisme a fait des ravages parmi la population. Le risque des intoxications n'a jamais été aussi élevé du fait du changement de comportement des citoyens qui sont appelés à manger à plusieurs reprises par semaine dans des gargotes. Pour se prémunir de tels risques, le consommateur se rabat généralement sur les brochettes, croyant que le feu des braises annihilera tous les staphylocoques et autres gâteries. “Même si la viande est cuite, il y a un risque d'intoxication du fait de sa conservation souvent chaotique après sa cuisson. Il en va de même pour les brochettes mal cuites ou celles qui comportent des matières cancérigènes issues des cendres du charbon”, nous dira un nutritionniste. Le professeur Zoughaïlèche, épidémiologiste, pour sa part, n'écarte pas “le risque d'une épidémie d'origine alimentaire, et les viandes seront sûrement un vecteur très important pour la propagation de cette même épidémie”. Et de continuer : “Le botulisme, la brucellose et surtout l'hydatidose à l'approche de l'Aïd sont des épidémies qui sont toujours présentes. Le risque permanent reste le manque d'hygiène dans la manipulation et la conservation des viandes, car il ne faut pas oublier que le sang est un milieu de culture par excellence. Malheureusement, nous ne disposons pas de données fiables concernant la vigilance et la sécurité alimentaire dans le cas des viandes car le circuit de commercialisation échappe en grande partie à l'Etat.” Dans nos lointaines réminiscences, nous appréciions les viandes selon la couleur de l'estampille apposée sur la chair. La verte indiquait le veau non gras, la violette le bœuf, la rouge la brebis et la vache, alors que la noire signalait la présence de viande de caprinés. De nos jours, il paraît que l'encre spéciale manque cruellement, c'est pourquoi vous pouvez trouver n'importe quelle teinte sur la viande, généralement verte. Et encore vous n'êtes même pas sûr que ce soit le sésame d'un vétérinaire puisque certains bouchers “s'amusent” à créer l'illusion d'une viande contrôlée. Une illusion qui dure et qui perdure en attendant que ce problème de santé soit pris en charge sérieusement par les tutelles concernées.