Mohamed Bahloul est né en août 1955 à Mascara. Après des études secondaires dans sa ville natale, il étudie l'économie à l'université d'Oran (où il est enseignant-chercheur depuis 1978) puis à celle de Montpellier. En 1991, il crée le premier institut de management en Algérie, l'IDRH (l'institut de développement des ressources humaines). Jusqu'à présent, il n'a pu exposer ses œuvres que deux fois. Economiste, historien, artiste plasticien ! Où vous sentez-vous le mieux ? Tous les grands économistes ont d'abord fonctionné comme philosophes de l'histoire. Quant à Eric Hobsbawm, l'éminent économiste d'Oxford, nominé par ses pairs comme le plus grand historien du XXe siècle, ses travaux nous enseignent même qu'il n'y a plus de sciences historiques pertinentes sans l'analyse économique. Mon ami, l'économiste et poète Nourine Djellouat a une belle formule : « L'histoire est une science d'intégration des sciences sociales par excellence. » Elle est pour les sciences sociales ce que sont les mathématiques aux sciences exactes Mais votre passion pour la peinture et les arts ne relève pas de cette démarche ? Les imaginaires se scellent dès l'enfance, disent les psys. C'est à Mascara que j'ai grandi. La ville et sa région abritaient des centres de savoir traditionnels florissants dès le XVIe siècle. Elle possédait plusieurs revues et journaux, une vingtaine d'orchestres, surtout de chaâbi et moghrabi, sans compter les halqate, meddah, aïssaoua et autres conteurs. Le théâtre était très animé. C'est la ville des grands poètes Ben Guenoun, El Khaldi et de l'éminent intellectuel et journaliste, Abdelkader Safir. Le lycée El Afghani où j'ai étudié était un véritable creuset d'apprentissage de cette modernité avec des maîtres aux personnalités phénoménales, érudits et semeurs du savoir et du beau, venus de contrées et d'horizons idéologiques divers. Des coopérants d'Europe, d'Irlande même, et du Moyen-Orient, côtoyaient nos professeurs algériens aux compétences établies. Un véritable bouillon de culture où se mêlaient Cheikh Sidi Bouras, Mohamed Remassi, Sidi Boumediène, l'Emir Abdelkader, Mohamed Abdou, El Afghani, les poètes arabes des premières migrations en Amérique, Aragon, Einstein ou Aristote... Jean Sénac y venait souvent et des poètes de la génération de l'indépendance y ont séjourné : Laghouati, Sebti et Ahmed Benkamla, enfant de la ville, dont le beau Je t'imagine Antigone circulait sous les djellabas et haïks des lycéens et lycéennes. Ahmed Oussilas avec sa chorale, dont j'étais membre, était à lui seul une mémoire de la culture et du savoir-faire musical de la ville. C'était là le terreau de mes premiers scellements dans l'univers majestueux de l'art et de la culture. Le lycée jouait alors un rôle central dans la formation des élites du pays. A propos, c'est dans ce lycée et les cafés de la ville que sortirent les premières blagues qui vont, après l'Emir Abdelkader et Belloumi, rendre plus célèbres les Mascaréens qui cultivaient un art consommé de l'autodérision, signe de sagesse, de détachement et d'assurance en soi. Quelle place occupe Oran, votre ville d'adoption, dans votre parcours ? Avec l'université, Oran m'a généreusement ouvert ses bras. Les années 1970 et 1980 sont pour moi une étape importante du voyage intellectuel. Oran était séduisante et accueillante. Elle était une destination choisie des amants de l'esprit, venus de toutes les régions du pays et même du monde entier. C'était le temps des cerises avant le tragique des années 1990. Des moments très riches ! La création du premier Club des poètes avec quelques grands écrivains de notre génération : Kadid Djillali, Zineb Laouedj, Waciny Laredj, Rabea Djelti, Mohamed Sehaba et d'autres. Il y avait là d'éminents intellectuels et scientifiques arabes, une forte colonie d'exilés fuyant toutes les formes de despotisme arabe. On se voyait chaque soir avec des artistes et des gens de lettres comme les feu Zoubida Hagani, Bakhti Benaouada, Abdelkader Alloula, Amar Belahcène. C'est la rencontre avec Mahmoud Derwiche qu'Oran reçoit triomphalement juste après le siège de Beyrouth. Je traduis en français son long poème écrit lors de ce siège, Madih el dhil âli sous le titre Chant de l'ombre sublime. C'est aussi les grands poètes irakiens présents à nos rencontres mémorables. C'est une expérience de vie où la culture est devenue définitivement pour moi « ce qu'on est » et non « ce qu'on a ». Vous auriez pu faire carrière dans la peinture, mais vous avez pris une autre voie. Parti pris ou acte de réalisme… économique… Mes amis pensent que j'ai plutôt fonctionné dans l'utopie. J'ai une sainte horreur du mot carrière. La peinture est une passion que je traîne peut-être depuis l'école coranique où je décorais les louhate du khatm du Coran de mes camarades. Elle a sommeillé longtemps en moi avant d'émerger grâce à la puissance du féminin, d'une muse qui n'a plus quitté mes semelles, très vagabondes contrairement aux apparences. C'est en voulant, un soir d'hiver, immortaliser cette créature par l'écriture des ombres et de la lumière que j'ai senti le retour de flamme. De ce point de vue, ma peinture est un retour de trajectoire vers l'ancienne orbite de l'enfant. En montrant mes premiers travaux, avec timidité, voire de la peur, à mes amis peintres algériens et étrangers, notamment au peintre et poète italien, Danielle Morello, j'ai trouvé de l'assurance. Je dessine et je peins presque tous les jours. Cette bande d'amis merveilleux m'a beaucoup encouragé et beaucoup appris. Parlons du côté soufi de l'économiste, ce versant méconnu de votre personne ? Le soufisme est une riche doctrine spirituelle de développement intérieur. On peut y venir par la découverte et l'attachement aux différentes formes d'expression intellectuelle, esthétique et rituelle qu'elle a générées ou par les voies initiatiques de ses différents ordres confrériques. C'est une représentation esthétique du monde, faite de sensibilité à la beauté, à l'amour et à la vie. Tout en reconnaissant à l'esprit une place à part, supérieure, elle octroie une place importante au monde sensible. Elle est cette tradition de l'Islam où l'esprit et la matière ne souffrent d'aucune opposition. Ni report de jouissance des bienfaits de la vie (conception très chrétienne du Moyen-Age, peut-être source de tous les intégrismes) ni utilitarisme matérialiste aliénant, le soufisme est une éthique de l'action humaine. C'est une doctrine pluraliste et tolérante jusque dans sa conception du djihad. En 17 ans d'état de guerre en Algérie, et même plus tard à Damas, l'Emir, l'épée à la main et puissant chef d'un Etat régnant sur les tribus et les élites de l'époque, n'a jamais imposé la vision de son ordre confrérique, El Kadiria, à la société et encore moins aux ordres concurrents. Il fait exception à la règle dans le monde musulman où les chefs d'obédience religieuse, dès qu'ils s'emparent du pouvoir, uniformisent et installent, souvent par la terreur, le règne de la pensée unique, gommant le bon vieux principe de rahmettou el ikhtilaf. Justement, comment avez-vous « rencontré » l'Emir Abdelkader ? La rencontre avec l'Emir est un moment de transformation intellectuelle et spirituelle, d'apaisement intérieur, de pacification du rapport à soi et à l'autre. Ce rapport commence dans notre Djemaâ du vieux quartier Bab Ali avec le défunt cheikh Si Larbi Bahloul, à qui je dois reconnaissance pour son apport décisif dans mon éducation et mes choix futurs. Des dizaines de cadres et intellectuels peuvent dire autant de ce maître anonyme. La découverte de l'Emir date de cette époque puis s'enrichit et se transforme plus tard. Comme porteur de genèse et de rupture, son parcours est, à nos jours encore, un bon biais pour comprendre le présent et fonder une nouvelle doctrine du changement et du devenir. C'était le but de la création de la Fondation Emir Abdelkader, à côté de mon ami, feu Si Mhamed Ferhat qui a joué un rôle décisif dans le rassemblement d'intellectuels de tout le pays aux sensibilités diverses. Cela n'a pas été aisé. Même l'Emir Abdelkader était interdit de cité dans l'univers plombé du sectarisme et de la pensée unique de l'époque ! Les obstacles n'ont été surmontés qu'après octobre 1988. Le grand espoir et le projet de la Fondation ses statuts l'attestent étaient de créer un espace de réflexion méthodique, sans complaisance, sur nous-mêmes, notre histoire, notre carte mentale, nos échecs et le paradoxe de notre capacité à être de grands producteurs de résistances à travers les âges tout en ayant une incapacité à créer de la richesse et de la puissance à partir de bonnes institutions. D'autres ont préféré la célébration à la réflexion. C'est un choix. On pouvait faire les deux. Mais il n'est jamais trop tard. « Alger, capitale culturelle du monde arabe ». Que suscite en vous cet événement ? Ce genre de manifestation peut être porteur, s'il est une étape de valorisation et d'évaluation d'un système et d'un processus de création culturelle, un moment fort pour réaliser des conquêtes dans la guerre planétaire des signes et des symboles, accélérée par la mondialisation. Le risque, c'est de faire dans la création d'œuvres de circonstance, fortement calibrées dans les canons de la commande publique, surtout une commande de l'urgence. Mais soyons positifs, on en a besoin par les temps qui courent. Si cette manifestation peut contribuer à faire émerger de nouveaux talents, à réhabiliter nos structures et établissements culturels, à amorcer une réflexion sur la nécessité d'une politique culturelle avec un système d'incitations novateur, et à montrer, en toute humilité surtout, au monde arabe qui a, malheureusement, appris à nous ignorer ces dernières années, ce qu'il sera quand l'Algérie s'éveillera, alors on aura certainement gagné le pari.