Le 13 décembre 1927, le gouverneur général Violette institua un commissariat général du centenaire de la prise d'Alger. Pour imprimer à la commémoration du centenaire un caractère de grandeur, on créa une commission présidée par le recteur de l'académie d'Alger qu'on chargea de faire paraître une collection de volumes établissant le bilan de « l'œuvre accomplie par la France durant la période 1830-1930 ». Quelques professeurs des facultés des lettres et de droit de l'université d'Alger, soutenus par les délégations financières, prirent à tâche de préparer en quelques mois des volumes consacrés à l'inventaire des réalisations entreprises dans leurs domaines respectifs depuis 1830. Mais ce n'est pas tout : ces professeurs avaient également pour mission de rappeler au monde dans leurs écrits « combien la France dans son œuvre de civilisation des Etats barbaresques, fut patiente, affectueuse et magnanime ». C'est ainsi que tel professeur dressa le bilan de l'agriculture, tel autre le bilan des routes et des voies de communication, tel autre encore celui de l'enseignement, tel autre enfin le bilan de la justice. Ces auteurs n'ont pas déçu les services du gouverneur général qui attachait un grand prix au résultat de leurs travaux. Tant s'en faut ! J'ai lu quelques-uns de ces livres, je dois le dire, ils auraient été des ouvrages remarquables s'ils avaient été l'œuvre d'historiens impartiaux, équitables et sérieux. Ces auteurs exagèrent tout. Ils font tout trop grand et trop beau quand ils parlent des colons, de l'armée et tout trop petit et misérable quand il s'agit des Arabes. Aux Français, la louange, aux Arabes le blâme, la médisance et la haine. Parmi ces historiens, je citerai deux : Emile François Gautier et Edmond Nores. Dans son ouvrage « un siècle de colonisation » E. F. Gautier écrit : « L'Algérie de 1830 n'avait ni un pont, ni un mètre de route, ni même à proprement parler une voiture. » Cela n'est pas seulement une exagération. C'est un pur mensonge. L'Algérie avait beaucoup de passerelles et de viaducs, dont certains dataient du temps des Romains et se portent aujourd'hui encore comme le Pont Neuf. Si elle n'avait pas de routes à grande circulation, I'Algérie comptait en revanche d'innombrables sentiers longs et larges qui laissaient le passage non seulement aux piétons mais aux voitures hippomobiles. C'est poursuivre les sentiers battus que d'affirmer que vers les premières années du XIXe siècle, ni la France ni l'Algérie n'avaient de voitures automobiles avec des moteurs à vapeur et encore bien moins avec des moteurs à explosion. En lisant Un siècle de colonisation, j'étais à 100 lieues de penser que pour écrire ce livre, E. F. Gautier a dû se contenter d'une lichette d'histoire d'Alger. A Alger, à Oran comme partout en Algérie, de même qu'on labourait à la charrue, on utilisait les voitures servant au transport des personnes et des choses : charrettes à bras, tombereaux hippomobiles, calèches, etc. Oh ! On sait très bien qu'un siècle après notre colonisation, des milliers de kilomètres de chemins de fer, de routes nationales et de chemins de grandes communications ont été réalisés. Oui, on le sait, mais on sait aussi que ces routes et ces chemins ont été faits au profit des colons et de l'armée française. Si seulement on voulait reconnaître les sévérités, les brimades que des brutes farouches et impitoyables faisaient subir à nos frères pendant les travaux de ces chemins et de ces routes ! Ils les faisaient travailler dans des conditions propres de l'esclavage. Dans son livre L'œuvre de la France en Algérie : la justice 1830-1930, Edmond Nores écrit : « S'il est un fait acquis à l'histoire, c'est qu'avant la conquête française, l'Algérie était dans le pire état de désordre et d'anarchie, et en proie aux rapines, aux exactions, aux brigandages, à la plus sanglante et à la plus féroce des tyrannies. A cet abominable régime, la France, grâce avant tout à l'héroïsme et au labeur de ses soldats et de ses colons, a substitué la paix, l'ordre, la prospérité, la sérénité et la justice. » Ces lignes montrent qu'il faut avoir bien du toupet pour déguiser, altérer la vérité et mentir ainsi sciemment à ses contemporains et aux générations futures. Le moraliste français Joseph Joubert (1754-1824) disait : « L'on peut convaincre les autres par ses propres raisons, mais on ne les persuade que par les leurs. » Paraphrasant cette maxime, on peut ajouter que la persuasion peut s'obtenir non seulement par leurs raisons mais aussi par celles de leurs coreligionnaires. A différentes époques de l'histoire de la colonisation de l'Algérie, il s'est trouvé des intellectuels et des hommes politiques français pour réfuter, arguments à l'appui, cette erreur beaucoup trop répandue que l'Algérie était, avant 1830, un pays de barbarie et de piraterie. On peut citer à cet égard les propos de Rouire qui disait : « Implanter la race française en Algérie et coloniser ce pays n'étaient pas chose facile, parce que le peuple algérien avait pris contact depuis des siècles avec l'Europe et l'avait dominée en partie. Il avait une civilisation avancée se rapprochant de celle de la France, une religion à laquelle il était opiniâtrement attaché, avait conscience de sa nationalité et répugnait par ses mœurs et ses idées à toute assimilation ou fusion. » Il serait aisé de rappeler ici d'autres écrits d'intellectuels français qui ont témoigné de l'admiration pour l'éclat de la civilisation de l'Algérie avant sa conquête par la France. L'oserai-je dire ? Napoléon III lui-même a exprimé son admiration pour nos mœurs et nos coutumes lors de son voyage en Algérie en septembre 1860. Parcourant les plaines de l'Oranie, il fut séduit par le charnue chevaleresque de nos guerriers. Ecœuré par les abus des colons, il supprima le ministère de l'Algérie et accrut les pouvoirs militaires. Sa lettre adressée au gouverneur général Pélissier le 6 février 1863 se passe de commentaire. « On ne peut admettre, écrit-il, qu'il y ait utilité à cantonner les indigènes, c'est-à-dire à prendre une certaine portion de leurs terres pour accroître la part de la colonisation. » Et d'ajouter : « L'Algérie n'est pas une colonie proprement dite, mais un royaume arabe. » Cette lettre impériale écrite sous l'influence des bonnes impressions recueillies par l'empereur en Algérie souleva le plus vif mécontentement des colons. S'il existe quelque part au monde, un pays où le phénomène colonial ait abouti à l'anéantissement de l'homme, c'est bel et bien l'Algérie. C'est en Algérie, sous domination française, que les emprisonnements, les déportations, les exécutions sommaires et les fusillades secrètes étaient monnaie courante durant près d'un siècle et demi. L'oppression et les abus, dont étaient victimes sempiternellement les Algériens, ont été maintes fois dénoncés par des esprits généreux et clairvoyants. En parlant de la colonisation et de ses injustices, le prêtre français Jean-Marie de Lamennais (1780-1860) a dit : « Là où on sème l'injustice, tôt ou tard on moissonne les calamités. » On sait que c'est Jules Ferry (1832-1893) qui a imposé le protectorat français à la Tunisie et conquis le Tonkin. De plus, il était bien connu pour ses positions de colonialiste assimilateur. Eh bien, cet homme lui-même a fustigé l'état d'esprit des colons vis-à-vis du peuple algérien. « Il est difficile de faire entendre au colon européen qu'il n'existe d'autres droits que les siens en pays arabe et que l'indigène n'est pas une race taillable et corvéable à merci », dit-il. Tous les juristes connaissent les traités élémentaires de législation algérienne du professeur et avocat Emile Larcher. Cet homme qui était d'un tempérament combatif et qui prit une part active dans la défense du colonialisme, méduse tout un chacun pour avoir écrit à la page 123 de son tome I : « Mais ce n'est pas à dire qu'on puisse approuver la politique de contrainte et d'illégalité qui a trouvé sa manifestation dans la création en 1902, des tribunaux répressifs indigènes et des cours criminelles, dans la collation aux administrations des communes mixtes des pouvoirs de juges de simple police et dans maintes circulaires tendant à substituer l'administration à la justice : ces mesures étaient haineuses, rien ne les justifiait. » Un philosophe et homme politique prestigieux, Jean Jaurès (1859-1914) a bien souvent plaidé la cause des Algériens. J'aurais tant aimé reproduire ici en entier son très remarquable article intitulé En Algérie, paru le dimanche 12 juin 1898 dans le Petit Journal. La place marquante, je me borne à en extraire le passage suivant : « Le peuple algérien a subi l'exploitation brutale du régime militaire pour être dévoré par la procédure française et l'usure juive. Mais même dans cette dernière période de l'exploitation, qui est particulièrement juive, les colons, les antijuifs de France et d'Algérie ont leur large part de responsabilité. A dessein, par convoitise, par peur, ils ont rabaissé la race arabe. Ils lui ont retiré ses écoles supérieures ; ils lui ont marchandé le savoir nouveau en lui retirant le savoir ancien. Ils lui dérobaient sa civilisation pendant que les juifs lui volaient sa terre. Ils lui refusaient les droits politiques et ils le livraient ainsi plus sûrement au code expropriateur et à l'usure. » Ces lignes écrites par ce député socialiste et fondateur du journal l'Humanité ne manquaient pas de vérité. Ce qu'elles contenaient suffisait pour prouver combien était inhumain et douloureux le régime colonialiste. Tel était aussi l'avis d'un grand nombre de parlementaire français dont Mille Voy, Doisy, Abel Ferry qui déclarèrent le 3 février 1909 à la chambre : « Au point de vue de l'impôt, les Algériens paient le triple, le quintuple des Européens et parfois même davantage, et c'est pourtant aux colons qu'est faite la plus large part dans les dépenses. Les premiers paient et ce sont les seconds qui consomment. » Indépendamment de ces exactions que subissaient quotidiennement les populations de nos villes et de nos campagnes, une tempête furieuse fauchait tous ceux qui luttaient pour bouter l'ennemi hors de notre pays. Mais en novembre 1954, le peuple algérien sous l'impulsion d'une moisson de résistants, animés par la sève brute du patriotisme, mit sur pied ses forces, sa foi et sa volonté et chassa après une guerre de huit années l'ouragan qui laissa place au soleil radieux de la liberté et de l'indépendance. L'auteur est avocat et historien