L'audition hier d'Akli Youcef, caissier principal d'El Khalifa Bank, par le tribunal criminel de Blida a résumé la situation anarchique de la gestion de l'établissement bancaire, transformé en véritable tirelire de Abdelmoumen et de ses proches collaborateurs. Un constat ahurissant, qualifié par l'accusé de « normal ». Akli Youcef, la cinquantaine à peine dépassée, avec un niveau de 3e année moyenne, était caissier à l'agence BDL de Staouéli, de 1988 jusqu'à septembre 1998, lorsqu'il a rejoint El Khalifa Bank de Chéraga. Lorsque j'ai entendu parler de la création d'une banque privée, j'ai introduit ma demande sans aucune intervention et j'ai été accepté. A l'époque, Issir Idir, directeur de l'agence, était déjà parti de la BDL. J'ai été reçu par Nanouche, alors DG de la banque, lequel m'a proposé le poste de caissier principal avec un salaire de 40 000 DA, alors que je percevais 20 000 DA à la BDL », dit-il, précisant qu'il connaissait Abdelmoumen, mais en tant que client de la BDL. Une fois la caisse principale d'El Khalifa Bank créée, il fut désigné caissier principal, exerçant sous la coupe de Fouzi Baïchi, directeur central de la trésorerie, de janvier 1999 à mars 2003. Cette caisse, explique t-il, se trouve dans les bureaux situés derrière l'agence de Chéraga. « Assistiez-vous aux réunions avec les dirigeants de la banque ? », lui demande la présidente. L'accusé affirme n'y avoir jamais été convié, parce qu'il n'est qu'un caissier principal. « Je reçois tous les fonds en dinars et en devises collectés à travers les autres agences d'Alger et je les compte avant de les mettre dans le coffre. Je mentionne le montant dans un registre », note-t-il. « Et les sorties de fonds, sont-elles enregistrées ? », lui lance la présidente. Akli Youcef, dans une réponse spontanée, déclare : « Non. » Il affirme cependant qu'il voyait souvent Moumen, du fait qu'il venait régulièrement à la caisse principale. La magistrate lui demande d'expliquer au tribunal comment ces fonds sortaient de la caisse. « C'est toujours sur ordre de Abdelmoumen », dit-t-il. « Est-ce par écrit ou par téléphone ? » L'accusé : « Par téléphone. Il me dit de préparer 10 millions de dinars. Dans 15 minutes, elle est mise dans une ch'kara (sachet). Quand il vient, il la trouve prête et la prend. » La magistrate lui demande si Abdelmoumen lui laissait un écrit justifiant ces sorties. « Comment voulez-vous que je lui dise de signer un document ? C'est sa banque et son argent. Moi, j'exécute tous ses ordres et ceux des autres dirigeants dont il m'a parlé, à savoir Krim Smaïl, Bouabdellah Salim, Chachoua Abdelhafid », rétorque l'accusé. « Comment Abdelmoumen vous appelle par téléphone pour vous demander de lui préparer 500 millions, tu les prépares et tu les lui remets sans aucun document ? », déclare la juge. L'accusé répond : « Oui, c'est comme ça que ça se passe. Il ne m'est jamais venu à l'idée de lui demander de me laisser une décharge. Dans ma tête, c'est son argent. » « Vous êtes banquier. Vous avez travaillé pendant 10 ans à la BDL en tant que caissier. L'auriez-vous fait ? » Akli Youcef, serein, précise : « Ce n'est pas la même chose. La BDL appartient à l'Etat. Le PDG a un salaire comme moi, il ne peut agir de la sorte. L'argent ne lui appartient pas. Mais El Khalifa Bank est la propriété de Abdelmoumen. Il est PDG et président du conseil d'administration. Les fonds lui appartiennent, je me vois mal en train de lui refuser de l'argent ou lui exiger une signature. » Devant ces révélations, la juge essaie d'être didactique avec l'accusé. « Dites- moi, d'où viennent ces fonds ? » Akli Youcef : « Des versements des clients. » « A qui appartiennent-ils ? » L'accusé répond : « Abdelmoumen. » La présidente n'en peut plus et laisse échapper quelques mots de désespoir : « Staghfir Allah » (que Dieu me pardonne). « Combien de fois Moumen est-il venu te demander de l'argent et quelle a été la plus importante somme ? » Akli Youcef déclare : « Je ne me rappelle pas. Il prenait à chaque fois qu'il en avait besoin. Des fois, il est bloqué à l'étranger, il m'appelle et me demande de lui envoyer des devises. » La juge réagit : « Comme ça ? Sans aucun document officiel ? Et c'est la même chose avec les autres dirigeants Krim Smaïl, Bouabdellah, etc. » L'accusé est encore une fois affirmatif. La magistrate revient sur les retraits en devises. « C'est toujours la même procédure. Le patron t'appelle, te demande de préparer la somme et soit il vient la prendre, soit il t'envoie quelqu'un qui ne laisse même pas un bout de papier justifiant le montant retiré. Tu ne te poses pas de questions ? » L'accusé relève qu'il lui est arrivé de faire des remarques, « mais à chaque fois, le patron me disait qu'on régularisera plus tard ». Il révèle que la moyenne des montants retirés est d'un million de dinars. Mais, indique-t-il, il lui arrivait de prendre note des retraits dans un document pour sa « propre information juste pour savoir ce qui me reste dans le coffre ». Il affirme ne pas se rappeler à qui il remettait les sommes en devises, mais que le montant global des devises retirées a atteint 8 millions d'euros. « Quel est la moyenne des montants que Moumen faisait sortir ? », demande la juge. L'accusé déclare ne pas se rappeler, mais finit par la situer entre 20 000 et 50 000 FF. En tout, une somme de 7 millions de francs français, sans aucun document permettant leur comptabilité. La juge lui demande de citer les personnes envoyées par Moumen pour récupérer ces sommes. « Dallal Abdelwahab, patron de la société de sécurité, Krim Smaïl, Mir Ahmed. » Pour ce dernier, il précise qu'il est venu quatre ou cinq fois pour prendre 5 millions de dinars. « Il a insisté pour laisser une décharge. Je lui ai dit que ce n'était pas nécessaire, mais il l'a fait. » La juge apporte une précision : « Un bout de papier écrit à la main sans signature ni cachet. » Elle lui demande encore une fois de révéler l'identité des dirigeants qui prenaient de l'argent. Sa réponse est : « Salim Bouabdellah à plusieurs reprises, Krim Smaïl avec une moyenne de 5 à 10 millions de dinars. » La présidente se perd dans la lecture des sommes astronomiques retirées de la caisse principale par les dirigeants. Au total, il y a eu 2,291 milliards de dinars, 1,7 million de dollars US, 7,4 millions de francs français, 8,1 millions d'euros, 8700 francs belges, 2615 deutschemark, 12 570 francs suisses, 57 360 livres sterling, 210 dollars canadiens, 500 marks finlandais et 5 florins hollandais. « Toutes ces sommes sortaient quotidiennement de la caisse et vous vous ne vous posiez pas de questions ? », lance la présidente . « C'est vrai, mais ces sommes devaient servir aux aménagements des agences, à des travaux de construction et aux loyers. » La juge : « Pourquoi n'y a-t-il pas une comptabilité qui permet un contrôle ? » L'accusé maintient sa position : « C'est une banque privée. Elle appartient à Moumen et il avait le droit d'utiliser les fonds. » La présidente : « Et toi, tu ne te préserves pas ? Tu es le seul à ouvrir le coffre, on peut un jour t'accuser d'avoir pris 10 millions de dinars. Comment vas-tu te défendre ? » Il répond : « C'est le PDG qui a instauré cette pratique. » La juge revient à la charge : « Expliquez-nous comment peut-on faire sortir autant d'argent sans décharge ou comptabilité. » L'accusé surprend l'assistance par une réponse qui résume toute l'affaire : « Normal. ». La présidente interrompt les débats pour une pause d'une heure. Elle reprend l'audition avec le même accusé, qui à chaque fois lui fait remarquer qu'il n'existait aucune comptabilité relative aux sorties de fonds de la caisse principale. « A quel moment les responsables de la banque ont-ils découvert le trou ? », demande la juge. « Ils ne l'ont jamais découvert, puisqu'ils savaient dès le départ. Mais je me rappelle qu'un jour, Chachoua Abdelwahab m'a demandé de monter au siège. Lorsque je suis arrivé, je l'ai trouvé avec Krim Smaïl, Baïchi et le DG de la comptabilité, Nekkache. Ce dernier m'a déclaré que le PDG a demandé de régulariser la situation. Il m'a donc donné l'ordre de rétablir le déficit. J'ai établi 11 EES pour rattraper le trou, qui ont été signés par le directeur de la comptabilité, M. Baïchi. » L'accusé précise qu'il ne s'agit pas de justification de ces dépenses, « parce qu'il n'y en avait pas ». « Pourquoi les avoir établis ? », lui lance la juge. Il répond : « Parce que c'était un ordre du PDG qu'il fallait exécuter. » La magistrate lui fait remarquer qu'il occupait le poste de caissier principal, puis de directeur général adjoint de cette caisse, et qu'à ce titre il ne pouvait agir ainsi, d'autant qu'il s'agissait de l'argent du peuple. « Pour moi, c'était l'argent de Khalifa. » Selon lui, son service n'a jamais été contrôlé par l'inspection interne ou par la Banque centrale. Il dit ne pas se rappeler de la date à laquelle les dirigeants lui ont demandé de rétablir le déficit financier avec des EES. Pour lui, il n'y a pas eu de panique ou de réunion d'urgence au siège. Il a été reçu « normalement » et a eu juste le temps d'entendre Krim Smaïl lui donner l'ordre de rétablir le trou, en lui précisant que « le patron allait envoyer les factures pour justifier le manque ». Mais, note-t-il, ces EES n'ont jamais pu justifier le trou, « parce que c'est au PDG de le justifier ». Le procureur général revient sur les noms des dirigeants envoyés par Moumen pour récupérer les fonds. « Abdelwahab Réda est venu plusieurs fois, Smaïl n'est jamais venu, il envoyait des gens, Mir Ahmed est venu une seule fois. Ces gens prenaient une moyenne comprise entre 1 million et 10 millions de dinars. Je prenais sur moi d'informer la direction de la trésorerie et de transcrire les montants sur des bouts de papier. Je suis le seul à avoir le montant des retraits. » Le procureur revient sur l'affaire de l'aéroport. Les avocats de l'accusé protestent, du fait que leur mandant n'est pas concerné, ni de près ni de loin. La présidente rétablit la situation en faisant remarquer qu'elle s'en tient à ce qu'il y a dans l'arrêt de renvoi. Le procureur rectifie le tir en remerciant l'accusé pour sa sincérité. Youcef Akli note cependant que, le 15 mars 2003, une mission d'inspection interne, composée de Agaou, Bounechou et Toudjen, a été dépêchée à la caisse principale pour le contrôle, mais dès son arrivée sur les lieux, quelqu'un l'a rappelée au siège et elle n'a pas pu accomplir son travail. Il se rappelle d'un autre fait. « Réda Abdelwahab est venu prendre une petite somme : 5 millions de dinars », dit-il en provoquant un rire dans la salle. Ce montant était destiné, explique-t-il, au paiement du petit personnel qui travaille dans la villa de Abdelmoumen. Il a envoyé Dallal Abdelwahab, patron de Khalifa Groupe Prévention et Sécurité (KGPS). Il note que depuis qu'il est à son poste, il arrête chaque jour la caisse, mais uniquement pour les fonds qui rentrent, jamais ceux qui sortent sur ordre de Abdelmoumen. « Nous espérons que nous arriverons même à des enquêtes complémentaires pour aboutir à la vérité », déclare l'avocat. « Je suis entièrement d'accord et c'est avec vous que nous arriverons à la vérité. Seulement que les noms qui ne sont pas cités dans l'arrêt de renvoi ne soient pas cités à chaque fois », répond la présidente. Pour Akli Youcef, le bénéficiaire de ces sommes n'est autre que Abdelmoumen Khalifa, du fait que c'est sur son ordre qu'elles sont retirées. « Comment se fait-il que la DG ne se soit pas inquiétée de ce déficit ? », lui demande la juge. « Ils devaient l'être, parce qu'il y avait une différence entre les montants parvenus des agences. » La magistrate l'interroge comment faisait-il sans son opération de l'arrêt de la caisse quand il y avait un retrait. « Je ne procède pas à la soustraction du montant retiré des sommes ramenées des agences », déclare-t-il. Il explique que les 11 EES qu'il a établis sont insolvables, alors que plusieurs autres, une quarantaine ou une cinquantaine, étaient en instance. « J'ai avisé mes supérieurs, mais ils m'ont dit de les laisser en instance, le PDG allait envoyer des factures. » Harcelé par les questions de la juge, notamment sur sa responsabilité dans les retraits sans comptabilité des fonds, l'accusé lance : « Il y avait beaucoup d'argent qui arrivait aux agences. » Bouguerra Soltani : « Pourquoi parlez-vous de mon frère ? » Son arrivée est annoncée vers 13h30. Convoqué comme témoin, mais absent lors de la première audience du procès, Bouguerra Soltani, ministre d'Etat sans portefeuille, représentant du chef de l'Etat, a déclaré être « fier » de la justice algérienne qui, selon lui, juge cette affaire dans la transparence. A propos du fait que son frère a été cité par Djamel Guellimi, inspecteur général de Khalifa Airways à Paris, accusé dans cette affaire, Bouguerra Soltani répond : « Pourquoi parlez-vous de mon frère uniquement et pas des 21 000 autres employés de Khalifa ? » Sur la question de savoir s'il avait bénéficié d'un titre de voyage gratuit ou de Mastercard, le ministre d'Etat sans portefeuille déclare : « C'est quoi une Mastercard ? Je ne la connais pas. » Pour sa part, l'ancien ministre des Finances, Mohamed Terbèche, est venu hier pour se mettre à la disposition du tribunal criminel pour toute déclaration jugée utile. Il a été cité en tant que témoin dans cette affaire, mais n'était pas présent lors de l'appel.