Le jour-même de l'inauguration de la manifestation « Alger, capitale de la culture arabe 2007 », soit le 13 janvier, s'est éteint l'un des représentants les plus illustres de la culture algérienne, suite à un accident vasculaire cérébral survenu au salon d'honneur de l'aéroport Houari Boumediène. Lacheraf devait effectuer un voyage d'ordre familial. Il ignorait alors que l'heure du grand voyage allait sonner pour lui. A 90 ans, la brutalité de la survenue de l'AVC fatal lui épargna ainsi les outrages des ans en lui conservant, jusqu'à peu, l'autonomie physique, la lucidité et l'agilité de son esprit. Il appartient à des plumes autrement plus qualifiées que la mienne d'évoquer l'œuvre et le parcours de Lacheraf, l'écrivain, le penseur, aux idées à la fois originales et collées au terroir. Mon présent témoignage porte seulement sur les circonstances qui m'ont permis de découvrir le grand disparu. J'ai eu le grand honneur, le grand privilège d'être devenu, au fil des ans, l'ami et le médecin traitant du défunt. L'affabilité de l'honneur, sa simplicité de vie, sa modestie coexistaient admirablement avec son immense culture, ce qui est peu banal. Chaque fois qu'il s'adressait à moi, c'était toujours sur un ton de considération et d'humilité confondant « Monsieur le professeur », « Si Messaoud », qui tranchait singulièrement avec l'idée que je me faisais d'un homme que je plaçais au sommet de « l'Himalaya culturel algérien ». C'est en 1946 ou 1947 que j'ai pris connaissance des premiers écrits de Lacheraf quand, jeune militant nationaliste, j'étais à la recherche des réponses à certains questionnements. A cette époque, mon intérêt se déplaça de la lecture des albums et illustrés de l'adolescence vers celle d'ouvrages plus enrichissants, ceux qui visaient à la découverte d'auteurs nationaux pouvant nourrir et consolider un nationalisme naissant, éclos juste après l'adolescence. A l'époque, pour les jeunes de ma génération, l'existence millénaire de l'Algérie ne faisait aucun doute. Ce qui manquait, du moins ce que les souvenirs de mes sentiments d'alors, me permettent d'affirmer aujourd'hui, c'était la connaissance du produit intellectuel de la société algérienne des temps anciens, ce qui nous eût permis de bien alimenter notre pensée et de donner plus de poids à l'argumentaire nationaliste. La naissance et l'affirmation de notre algérianité nous faisaient donc rechercher avidement toutes les publications d'auteurs algériens susceptibles de nous apporter des informations non tronquées sur notre histoire, notre culture. Aussi, en ces années 1940, les écrits de Lacheraf ont-ils provoqué en moi une espèce d'électrochoc. Ce fut, en même temps, comme une délivrance d'une angoissante quête identitaire. C'est par ses remarquables études sur la paysannerie algérienne et son rôle historique dans l'évolution de notre société, parus dans les revues françaises Les temps modernes et Esprit que Lacheraf signa son rôle d'éveilleur de consciences, comme le feront par la suite Mouloud Feraoun, Mohamed Chérif Salhi, Mouloud Mammeri, Mohamed Dib et le jeune Kateb Yacine. Ce qui n'était pas peu pendans cette Algérie colonisée, terriblement et profondément déculturée. Les analyses critiques de Lacheraf, tant sociologiques qu'historiques, la recherche des causes de l'état de délabrement avancé de notre culture — pas toujours bien comprise par certains — ont fait de Lacheraf un pionnier, un précurseur des « remueurs d'idées ». Très attaché au terroir, comme l'atteste la remarquable œuvre autobiographique Des noms et des lieux, malheureusement inachevée, Lacheraf est de ceux qui ont immortalisé la culture et la patrie algérienne. Homme de lettres, sociologue, historien, diplomate, homme politique, Lacheraf est de cette race d'hommes que la mort grandit, car les semeurs d'idées fécondes ne meurent jamais. Que Madame Lacheraf et ses enfants trouvent ici l'expression de ma sympathie et de ma très haute considération pour le défunt. « A Dieu nous appartenons et à Lui nous retournons. »