Leur vie : ils la mènent comme ils peuvent. Ils dorment dans la rue ou dans une cahute, sur un lit ou un carton. Peu importe. L'essentiel que la nuit passe. Leur envie : rejoindre l'Europe à tout prix. Eux, ce sont ces milliers d'Africains subsahariens qui arrivent par centaines à Nouadhibou, la deuxième ville mauritanienne. Ils sont Gambiens, Ghanéens, Congolais, Guinéens, Maliens, Gabonais, Ivoiriens, Camerounais et surtout Sénégalais. Les causes de leur exil forcé se ressemblent : chômage, misère, sous-développement, maladies, guerres civiles…Ces jeunes et moins jeunes, femmes et hommes se lancent dans une aventure qui connaît souvent un épilogue tragique : noyade, mort ou arrestation par les gardes-côtes. Les rares personnes qui arrivent à bon port réussissent à entretenir le mythe du passage. Paroles de miraculés. Ousmane Abdrabou est de ceux qui ont subi l'échec. Après plus d'un millier de kilomètres de bonne route, allant de Dakar à Nouakchott, en passant par Rosso ville frontalière avec le Sénégal, le jeune Ousmane échoue à Nouadhibou, une grande favela où se côtoient toutes les « misères » de l'Afrique, de l'Ouest surtout. « J'ai pris toutes les économies de ma famille, 450 000 CFA (1000 euros) pour pouvoir payer mon passage en Europe. Avant d'embarquer, j'ai jeté mes papiers. Car j'ai décidé que ça passe ou ça casse. Pas de recul. Le voyage était fatigant. Au bout de 24 jours de navigation, j'ai pu voir de mes propres yeux l'espace maritime espagnol. Nous étions à quelques pas des îles Canaries lorsque les gardes-côtes espagnols nous interpellent. La suite vous la connaissez. Après quelques jours passés au centre de transit de Ténériffe, nous avons été reconduits en Mauritanie. Comme je n'avais pas de papiers, je suis resté. Les autres ont été rapatriés », se souvient-il. Ousmane ne décourage guère. Il compte retenter sa chance dès que l'occasion se présentera. « Ma mère, dit-il, est atteinte de paludisme. Mon père travaille comme maçon à Dakar et arrive difficilement à subvenir aux besoins les plus élémentaires de la famille composée de cinq personnes. J'ai vainement cherché une embauche dans mon pays. Et grâce à l'aide de mon père et à sa compréhension, j'ai pris le chemin de l'exil. Ce n'était pas facile, mais je n'avais pas d'autre choix que de partir. Aujourd'hui, que je me suis lancé dans l'aventure, je n'ai pas le droit de faire marche arrière. Je représente l'unique espoir pour ma famille qui compte désormais sur moi. Je ne peux pas retourner là-bas les mains vides. Impossible. » Les odyssées de ces prétendants à l'immigration clandestine se ressemblent à des détails près. Ils ont tous vécu les mêmes souffrances. Ils ont été forcés à s'exiler pour les mêmes raisons : la misère, les conflits armés, les maladies, l'absence de développement… Ils racontent presque les mêmes péripéties d'une aventure dont les chances de réussite se rétrécissent de jour en jour. Les Mauritaniens se mettent aussi de la partie. « Mon beau-frère est parti il y a à peine trois semaines, laissant sa femme et une fille de 7 ans à la maison », dit Mansour Iry. Les raisons d'un tel départ sont simples, explique-t-il. « Il n'arrivait plus à subvenir aux besoins de sa famille, lui qui travaillait périodiquement dans des chantiers ici à Nouadhibou. » Partir en Europe est aussi le rêve des milliers de jeunes Mauritaniens, désœuvrés. « Moi, si je trouve le moyen, je n'hésiterai pas un instant à faire ma valise. J'irai n'importe où en Europe, de l'Est ou de l'Ouest, du Nord ou du Sud, je m'en fous. L'essentiel est de rompre avec la misère quotidienne », lâche Dahi Ethmane, qui a fui les bancs de l'école à 14 ans pour aider sa famille en travaillant pour 5 euros la journée chez son oncle au port de pêche artisanale. Dahi Ethmane n'existe pas dans le fichier de la sécurité sociale de Nouadhibou. Pourtant, il travaille et touche un salaire (de misère) depuis plus de sept ans. « Ici à Nouadhibou, si on t'embauche déjà tu as de la chance. Comment donc oser demander à l'employeur de te déclarer à la sécurité sociale, ça c'est du luxe pour nous », lâche le jeune Mauritanien. Cela pousse nombre de personnes à s'exiler, à aller à la recherche d'un lendemain certain. « Vous savez, tout le monde ici rêve de l'Europe. Même les personnes âgées et les femmes sont taraudées par le rêve européen », souligne-t-il comme pour légitimer son vœu de jeune Mauritanien sans lendemain. Gare aux arnaqueurs Dahi Ethmane évoque au passage l'arnaque qui se pratique selon lui à grande échelle. « Ces derniers temps, plusieurs Africains subsahariens se font arnaqués par des passeurs malhonnêtes. Le 24 novembre 2006, un ami, un Gambien, et une centaine d'autres aventuriers africains se sont fait avoir par leur passeur. Payé au prix fort, plus de 600 000 UM chacun (2000 euros), mais il n'est pas venu au rendez-vous. Ils l'ont attendu de minuit jusqu'à 6h du matin. Et depuis personne ne l'a revu. Il est parti avec l'argent », se rappelle-t-il. Dahi parle de nombreux cas similaires. Depuis le début de l'année 2006, il y a eu des flux migratoires jamais égalés. Cela attire certains pêcheurs qui, conscients qu'il s'agit d'un trafic fort rentable, se sont vite transformés en passeurs tout en bénéficiant de la « compréhension » de la police locale. Nombreux sont ceux qui, après avoir empoché les frais de la traversée vers le large des Canaries, alertent les gardes-côtes et voilà qu'au bout de quelques minutes tous les candidats à l'exil se font arrêter. Certains passeurs encaissent l'argent et disparaissent à jamais. Ce genre de pratique a fait perdre confiance dans les piroguiers passeurs. Comment faire ? Une fois à Nouadhibou, les Africains subsahariens ne peuvent plus renoncer à leur rêve. Car dans leur pays, complètement ruiné, aucun espoir ne pointe à l'horizon. La solution donc ? Construire sa propre pirogue. Cheikh Si Ahmed, un marin mauritanien, dit avoir vu la première barque faite par des Gambiens en septembre 2006. Selon lui, les « clandestins » achètent souvent une carcasse totalement usée à un prix symbolique et la mettent à l'abri, dans un coin caché près de la côte mauritanienne avant d'entamer le travail de réfection. Ce dernier prend jusqu'à dix mois. C'est selon la disponibilité des matériaux nécessaires. Il y a aussi ceux qui lancent le défi de bâtir seuls leur pirogue. La construction totale de la barque repose sur un plan qui est axé sur deux points essentiels : la robustesse et la longueur. Cheikh Si Ahmed parle d'une pirogue de 25 m avec une partie en fibre de verre. Une fois la carcasse finie, on place le moteur. « Ils mettent souvent deux moteurs, le principal neuf et l'autre d'occasion. Il sert de secours au cas où le premier tombe en panne », précise-t-il. La construction de la pirogue revient moins chère que de l'acheter chez les armateurs. Son coût oscille entre 2000 et 2500 euros. Or, une vieille pirogue dépasse les 3000 euros, atteste le marin. Cela n'est pas aussi une entreprise facile. Pouvoir fabriquer une pirogue n'est pas une mince affaire. Cela nécessite un certain savoir-faire en la matière que n'ont pas ces Africains qui prétendent à l'immigration clandestine. Et souvent, après tant de sacrifices, les « clandestins » tombent dans la « nasse » des vigiles de la mer. Le renforcement de la surveillance des 800 km du littoral mauritanien grâce au concours matériel et financier de l'Espagne pousse ce phénomène vers le Sud, le Sénégal. Des fins tragiques Certains Africains tentent des traversées encore plus longues et encore moins sûres à travers notamment les côtes sénégalaises, plus au sud de la Mauritanie. L'une de ces traversées a connu un épilogue tragique : des morts et un blessé grave trouvés près du port de Nouadhibou. La découverte macabre remonte au 23 novembre 2006. Tati Simon est l'un des rescapés. Nous l'avons rencontré sur un lit d'hôpital de Nouadhibou, où il a été opéré le 24 novembre 2006 d'un ulcère hémorragique. Le médecin, Haoug N'Dayé, affirme que son patient a eu une « perforation au niveau de l'abdomen », due à un jeûne de longue durée. Selon Ahmed Maouloud, responsable de la section immigration au niveau de la sûreté de Nouadhibou, les « clandestins » échoués sur le large de Nouadhibou sont au total 135. La plupart d'entre eux sont Sénégalais. Hormis Tati Simon, les autres ont été tous reconduits dans leur pays dont l'un d'eux, un Gambien, dans un cercueil. Trois jours après son opération, Simon nous livre son odyssée. Il affirme d'abord que le point de départ était Boure, une localité située sur la côte sénégalaise. « Nous avons embarqué à bord d'une pirogue de fortune. J'ai payé ma place à 300 000 CFA, environ 500 euros. La barque était pleine à craquer. Nous étions entassés. Je ne pouvais pratiquement pas bouger », dit-il, la voix brisée. « J'ai pris avec moi, poursuit-il, une bouteille d'eau, un bidon pour uriner dedans, un sachet pour les vomissements. » L'aventure a commencé un certain 8 novembre. « La mer était au début calme, nous avancions tranquillement. Au septième jour, les choses commençaient à tourner mal. L'un des deux moteurs, explique-t-il, est tombé en panne : le neuf. Nous avons dépanné avec le second. Vieux, ce dernier s'arrêtait subitement et redémarrait sans que nous comprenions quelque chose. C'était la panique générale. J'avais peur et je commençais à prier. Dieu nous a entendus. Mais rien n'est encore joué. Un autre mal, encore plus dur, était-là. Au milieu du chemin, la mer était très dure. Elle voulait nous prendre. Nous avons pu résister pendant deux jours. Mais le moteur a fini par lâcher. Et le courant océanique nous a rejetés. Nous avons échoué à Nouadhibou. » Simon raconte n'avoir rien mangé depuis qu'il est monté à bord de la pirogue. Il a pu tenir huit jours. Après, c'était un cauchemar. « J'avais mal à l'estomac. Un passager m'a donné des médicaments que j'ai pris sans savoir de quoi il s'agissait », lâche-t-il, les larmes aux yeux. Il était tout au long du voyage entre la vie et la mort. Des cas comme Simon, on en trouve quotidiennement à Nouadhibou. Le Croissant-Rouge local dénombre près de 1200 noyades par an et de milliers d'autres blessés. La police de Nouadhibou parle de 5000 immigrés arrêtés entre mars et novembre 2006. Les flux migratoires importants qui passent par cette ville côtière et populaire ont contraint les autorités mauritaniennes avec l'aide de l'Union européenne et surtout de l'Espagne à construire un centre de transit d'une capacité de 240 lits. Les clandestins arrêtés passent une à deux nuits dans ce centre avant qu'ils ne soient conduits à Nouakchott d'où ils seront rapatriés dans leur pays d'origine.