Entendu en tant que témoin, l'ex-secrétaire général du ministère des Finances, Lekhal Abdelkrim, a fait, hier au tribunal criminel de Blida lors du procès d'El Khalifa Bank, une déclaration surprenante. Il reçoit un rapport de la direction générale des changes, du temps de Mourad Medelci, le 20 décembre 2001, qu'il examine et adresse au ministre des Finances. Le rapport comporte les graves irrégularités constatées en matière de contrôle des changes, mais également en matière prudentielle, et de ce fait attendait des suites à donner. Après l'avoir enregistré et transmis, le document a disparu du bureau du ministre. Le témoin refuse d'utiliser le mot « disparu ». Pour lui, tant que les traces de son enregistrement existent, il est là. Ce n'est qu'après l'arrivée de Mohamed Terbèche à la tête du département, soit quatre mois après, que ce dernier lui demande s'il avait eu connaissance de ce rapport parce qu'il ne l'avait pas trouvé. Il nie avoir reçu de lettres de rappel, mais la présidente lui montre un courrier adressé environ un mois après par la direction générale du contrôle des changes, qui lui signifie qu'elle lui transmet une lettre additive au premier rapport. La présidente demande à M. Lekhal si le rapport comportait une mention particulière, ce que le témoin conteste. Or sur le document en question, il y avait la mention « Urgent ». Pour lui, il n'y avait pas de vide juridique pour entamer les poursuites, mais qu'il fallait respecter la forme, à savoir que la constatation des infractions se fasse par des agents assermentés et que la plainte soit déposée par le ministre des Finances. L'arrivée de Ali Touati à la barre donne une autre tournure à la compréhension du dysfonctionnement. Entendu en tant que témoin, Ali Touati, directeur général du contrôle des changes et actuellement vice-gouverneur, semblait avoir le cœur plein. Pour lui, des contrôles sur pièces ne pouvaient donner de résultats du fait que El Khalifa Bank était déloyale. Les documents qu'elle transmettait ne reflétaient pas la réalité. Une réalité qui, selon lui, ne peut être décelée que par un contrôle sur place, « Khalifa n'a jamais signalé les infractions significatives de sa clientèle. Elle organisait elle-même sa banqueroute. Nous nous sommes rendu compte qu'elle ne coopérait que quand elle a créé Khalifa Airways. On la tarabustait régulièrement, mais elle continuait jusqu'à sa dissolution. » Ali Touati affirme avoir enregistré des retards de rapatriement et des insuffisances des montants rapatriés. « Le transport aérien est spécifique. Chaque trois mois, il doit déclarer l'excédent de recettes. La compagnie ne le faisait pas, en plus on la soupçonnait de donner de fausses statistiques. On lui a suspendu à deux reprises les transferts, mais cette pratique s'est poursuivie. Elle ne faisait pas de déclaration de recettes de plusieurs dizaines de millions de dollars de domiciliation non épurées », indique M. Touati, avant de relever que la loi 96-22 avait enlevé les prérogatives de dépôt de plainte à la Banque d'Algérie. « J'ai écrit au secrétaire général du ministère des Finances pour lui soumettre la situation, avec des rapports détaillés, dans le sens d'attendre les suites à donner. C'était en décembre 2005. Je pensais qu'il allait y avoir une réponse, que l'inspection des finances allait être saisie pour constater les infractions et aller vers le dépôt de plainte. Mais les choses ne se sont pas déroulées comme je l'espérais. » La présidente demande à M. Touati de s'expliquer. Il déclare : « Il n'y a pas eu de poursuites. » Le juge lui demande pourquoi il n'a pas saisi la police judiciaire. La réponse du témoin fait éclater la salle de rires. « Nous sommes dans un milieu financier, à des années-lumière de la police judiciaire. J'étais dans l'incapacité de percer le mystère du fait que les agents de la banque n'avaient pas prêté le serment de 1997. J'ai proposé une liste de noms au doyen des juges, M. Guerrouabi, à cette époque, mais elle a été refusée pour des raisons que j'ai su, après, car il fallait des inspecteurs », déclare Touati, avant de lancer : « Dans l'administration, il y a ce que nous appelons l'erreur professionnelle politique, quand on ne connaît pas nos missions. » Le témoin affirme avoir attendu une année après pour que son rapport soit déterré, grâce à une copie qu'il a gardée. Il n'arrive pas à expliquer cette perte, mais estime avoir destiné son rapport à une institution de « dawla » (Etat), par porteur, avec la mention « Urgent ». Sur la question de savoir ce qu'il attendait de l'envoi de ce rapport, il affirme avoir attendu que son écrit se termine par une plainte pénale, parce qu'il y avait, selon lui, suffisamment de présomptions pénales. « Qu'est-ce qu'il y a eu ? », demande la juge. Le témoin : « Oualou (rien) sur la lettre additive transmise au secrétariat général du ministère des Finances. » M. Touati, affirme qu'elle est intervenue, après le contrôle de Khalifa Airways. Il exprime un grand désarroi en rapportant ce qu'il a appelé l'affaire du gel des opérations de commerce extérieur de l'agence de Blida. « Après cette décision que j'ai prise, on m'a rappelé à l'ordre, parce qu'elle ne respectait pas la forme. » M. Touati explique que la commission bancaire était paralysée dans ses sessions disciplinaires du fait de la fin de son mandat. Elle travaillait, mais ne pouvait se réunir depuis mars 2002. « Si elle l'avait fait, ses décisions auraient été cassées par le Conseil d'Etat. » La magistrale interroge M. Touati sur le problème des agences d'El Khalifa Bank. Selon lui, une banque commerciale, une fois agréée, peut faire du commerce extérieur, mais il faut qu'elle se déclare pour lui avoir une immatriculation. Avant 2000, il fallait une autorisation, mais après, c'était possible sur simple déclaration pour la dérogation du contrôle des changes. « Khalifa ne respectait pas cette procédure. » Il note avoir demandé les comptes sociaux de Khalifa et qu'il a attendu, mais il ne les a pas reçus. « La sphère Khalifa s'est effondrée. » Il insiste avec virulence sur le fait que « bien qu'il y ait eu des preuves pour constituer les griefs, par rapport aux dépôts qui avaient explosé d'une manière effrayante ainsi que les transferts illicites, il ne pouvait rien faire, mais entre temps Khalifa a pris la tangente ». Il déclare avoir été « sur les nerfs » pendant toute cette période parce qu'il n'arrivait pas à coincer Khalifa. Il précise que si la loi de 2003 sur le contrôle des changes existait à cette époque, « la Banque d'Algérie serait responsable à 100% de ce scandale ». Il explique que n'étant pas un juriste, il s'est renseigné sur le fait qu'il ne pouvait recourir à la loi 90/10 qui habilitait la Banque d'Algérie à poursuivre les infractions liées au contrôle des changes du fait que la loi 96/22 était une loi spécifique et l'emportait sur la loi générale (96/10). La juge demande à Touati pourquoi il a reçu Moumen, PDG de la banque, en dépit des violations dont il était responsable. Il déclare que le pDG de Khalifa avait introduit une demande d'achat d'une banque en Allemagne adressée avec des fonds non résidents au gouverneur. Il a demandé une audience. « Je l'ai reçu, je lui ai dit que si c'est de l'argent qui ne provient pas de votre activité, cela ne nous concerne pas. Mais au fond, je savais que c'était une opération de blanchiment. Si j'avais donné l'accord, la Banque d'Algérie aurait été complice de cette opération. Je lui ai dit baâdna (éloigne-toi de nous). J'ai été très sévère avec lui en lui parlant des différents rapports de l'inspection sur la situation de la banque. Mais il m'a surpris en me disant : aidez-moi à trouver des dirigeants pour ma banque. J'ai piqué une colère parce que j'ai compris qu'il voulait me dire : si tu as des enfants, je les recrute. » Rire généralisé dans la salle. Pour lui, jusqu'en 2001, la situation de Khalifa était déjà alarmante, mais la commission bancaire ou la Banque d'Algérie ne pouvaient être responsables que si la loi 96/22 n'existait pas. Il relate un événement qu'il a mal vécu, celui du gel de l'Union Bank, cassée par le Conseil d'Etat. « Ils m'ont dit que c'était illégal. » Sur la question de l'existence des filiales, M. Touati affirme ne l'avoir découvert qu'une fois l'administrateur sur place. Khalifa ne les a jamais déclarées : « Nous aurions découvert tout cela si la banque avait été loyale. Tout ce qu'elle nous transmettait était faux. » Pour ce qui est des comptes de la SPA, M. Touati réagit brutalement. « Comment voulez-vous que je fasse quoi que ce soit lorsque les bilans de 1999 me parviennent en 2001 et lorsqu'en 2002 je réclame ceux de 2001, le PDG me ramène une prolongation d'une année établie par le tribunal de Chéraga », dit-il. A signaler que le président du tribunal de Chéraga, actuellement à la cour de Blida, est cité comme témoin, mais il n'a pas pour l'instant été appelé à la barre, tout comme d'ailleurs le magistrat Benhouna, membre de la commission bancaire, au moment des faits, cité comme témoin. Touati poursuit en déclarant : « Comble de malchance, le commissaire aux comptes me ramène un état ne reflétant pas la réalité. » La magistrate l'interroge pourquoi il est resté une année sans réagir. M. Touati : « Au niveau de ma direction, je n'avais pas connaissance des malversations qui entachaient l'agrément, ni des vols de caisse. Tout cela, je l'ai appris de chez l'administrateur. » Elle lui fait remarquer qu'en trois mois, l'administrateur a pu découvrir ce qu'en trois ans les inspecteurs n'ont pu déceler. « Je ne suis pas d'accord. Ce n'est qu'avec un contrôle sur pièces que l'on peut mettre à nu cela. Vous-même, vous avez mis trois ans pour arriver au procès. Si on avait inversé les rôles, c'est-à-dire que l'inspection a eu à prendre l'administration, et l'administrateur, l'inspection, je crois que c'est celle-ci qui découvrirait le pot-aux-roses et non l'administrateur. » M. Touati affirme, à une question posée par Me Berghel, que la Banque d'Algérie a son conseil juridique et ses experts. Mais il déclare ne pas savoir qui désigne les membres de la commission bancaire. « Le chef du gouvernement », lance l'avocat. M. Touati réagit avec colère : « Non, le président de la République. » L'avocat : « Dites-le alors ! » M. Touati perd son contrôle. « J'ai beaucoup de respect pour le Président qui nous a beaucoup aidés dans cette affaire. » Il fait remarquer à la présidente qu'elle a été très sévère à l'égard de la commission bancaire. « Je suis sévère quant à l'application de la loi, surtout lorsque celle-ci est bafouée par ceux auprès desquels on est censé apprendre la loi », répond la juge. Les deux derniers témoins, entendus tardivement, sont Amghar Abdelmadjid, en tant qu'ancien chef de l'inspection générale des finances, et M. Oulsane, en tant que membre de la commission installée par M. Terbèche, ministre des Finances, à la suite de cette affaire. M. Amghar note que la Banque d'Algérie était obligée de faire appel à l'IGF pour constater les infractions et dresser les PV en matière de contrôle des changes, afin que le ministre puisse déposer plainte. Les mêmes propos sont tenus par M. Oulsane, représentant du Trésor au sein de la commission composée également d'un représentant de la Banque d'Algérie et qui au bout de 3 jours a bouclé son travail et transmis le rapport au ministre des Finances, au chef du gouvernement et au président de la République. Une première plainte a été déposée donc en février 2003, la seconde en mars 2003 et ce n'est qu'en 2004 que le tribunal a jugé l'affaire. La plainte était dirigée contre le PDG et cinq autres cadres dirigeants. Aujourd'hui, l'audition se poursuivra avec l'ancien ministre Mohamed Terbèche, alors que M. Medelci, l'actuel ministre, s'est excusé et ne pourra être entendu que samedi.