Le choc des lourdes peines requises par le procureur de la République a eu plusieurs effets. Il a notamment délié les langues au sujet du cercle des responsabilités. Un peu tard ? Des informations anonymes pleuvent sur le tribunal et sur les journalistes. Certaines, à la source identifiée, méritent d'être rapportées. Elles confortent les plaidoiries de la défense sur la responsabilité majeure de l'Etat. A ceux, nombreux à Blida et dans le pays, qui se posent la question de savoir si le procès de la caisse principale d'El Khalifa Bank va marquer un tournant moral dans la gestion de la vie publique en Algérie, la réponse est incertaine. « Il faudra attendre pour voir si un électrochoc va partir d'ici et réduire la corruption et la course à l'enrichissement illicite qui a gagné l'Algérie. Mais je suis sceptique. Le sentiment d'impunité demeure puissant chez les plus forts. La preuve, ils ont tous échappé à ce premier procès », conclut l'avocat d'un des prévenus en détention. En réalité, le procès a été une première occasion de dynamiter en public le travail tamisant de la chancellerie en amont, protégeant certains, enfonçant d'autres. « Le tribunal reçoit tous les jours des lettres anonymes de citoyen », a déclaré madame Brahimi, la présidente du tribunal. « La vérité qui ne pouvait se dire à l'intérieur de la salle d'audience faute d'interlocuteurs essentiels a été distillée à l'extérieur », commente un prévenu libre. Ce mouvement de langues qui se délient s'est amplifié après le choc des lourdes peines requises par le procureur général. Mourad Medelci a-t-il gardé chez lui le rapport Touati ? Au feuilleton de ces éléments du dossier demeurés en dehors de la salle d'audience de Blida par la grâce d'une ordonnance de renvoi à géométrie variable, il faudra sans doute en ajouter deux, non plus pour éclairer ce procès qui paraît scellé quant à sa conduite générale, mais peut-être plus pour l'opinion. Le premier est lié à la responsabilité de sanction contre El Khalifa Bank après qu'ait été établies dans un rapport du vice-gouverneur de la Banque d'Algérie, Ali Touati, ses infractions répétées à la législation des changes dans le commerce extérieur. Une source anonyme, digne de foi, affirme qu'une note reprenant l'essentiel du rapport Touati « a été observée dans un des services de la présidence de la République en janvier ou février 2002 ». La source ne dit pas qui a rédigé la note, et si elle s'appuyait sur une correspondance du ministère des Finances ou de la Banque d'Algérie. Il n'est pas difficile d'en déduire qu'une copie du rapport de la Banque d'Algérie adressé au ministre des Finances, Mourad Medelci,, lui demandant des sanctions contre El Khalifa Bank – et connu donc sous le rapport Touati - a bien atterri à la présidence de la République au moment des faits (nov-déc 2001). A la barre des témoins, le ministre des Finances, qui a reçu ce rapport de la Banque d'Algérie réclamant des sanctions contre El Khalifa Bank (sur le volet commerce extérieur), a affirmé l'avoir gardé par devers lui. Tandis que le vice-gouverneur de la Banque d'Algérie, Ali Touati, n'a pas fait état d'une copie adressée à la présidence de la République. La source ajoute que cette note a été le point de départ « quelque temps plus tard » d'une enquête informelle sur la banque privée engagée à travers des réseaux personnels par Abdelatif Benachenhou alors conseiller économique à la présidence de la République. La Banque d'Algérie et le ministère des Finances se sont, indirectement, rejeté la responsabilité de la non-sanction d'El Khalifa Bank au tournant 2001-2002 à travers les auditions de l'actuel gouverneur Mohamed Laksaci et du ministre des Finances Mourad Medelci. L'autre élément d'information qui élargit le cercle des responsabilités est celui qui tourne autour des grands déposants institutionnels. « Certains ont été sauvés par l'administrateur provisoire Mohamed Djellab durant les trois mois où il a été à la tête de la banque privée entre février et mai 2003 », explique une autre source proche du dossier de liquidation. Sur quelle base des dépôts à terme d'organismes et entreprises publics ont pu être récupérés et pas d'autres ? Ce n'est pas une mince discrimination. En bout de chaîne elle engendre des destins de managers brisés ou épargnés. Ce volet particulièrement injuste dans le cas de gestionnaires d'entreprises publiques dont les avocats ont bien montré l'infondé de l'accusation de corruption dans des actes de gestion (diversification des risques dans les dépôts) a provoqué jeudi dernier un paroxysme d'émotion avec le supplice moral tout en sanglot d'un des prévenus (Smati Bahidj Farid DG de l'ENAOC). « Au-dessus de mes forces » Trois familles de responsabilités étaient engagées dans ce qui est bien le plus grand procès de l'histoire d'Algérie : l'agent malveillant, l'agent déposant et l'agent contrôlant. Le premier, Khalifa et certains de ses collaborateurs, est sur le point d'être condamné pour « sa préméditation supposée dans le projet criminel de dépouiller le pays de ses ressources financières » ; le second, les grands déposants institutionnels, ont répondu des accusations de corruption et de trafic d'influence ; le troisième, la Banque d'Algérie, pour participation à escroquerie et dissimulation, mais aussi le gouvernement, à travers des témoignages de ministres. Le réquisitoire du procureur général a consisté essentiellement à aggraver la responsabilité du premier et du second. Les plaidoiries de la défense ont rétabli la responsabilité de « l'agent contrôlant et de tutelle » : rien ne serait arrivé si Khalifa n'avait gardé son agrément au-delà du premier semestre 2001 date à laquelle les preuves étaient réunies sur le sort privatif qui était réservé aux dépôts des clients. Cela va-t-il peser au moment de traduire les responsabilités en sentence ? Le procès de Blida a tenté de travailler dans le détail sur le rôle de « l'agent malveillant » et de « l'agent déposant » - la totalité des prévenus, à l'exception de l'ex-gouverneur de la Banque d'Algérie, appartiennent à l'une ou l'autre catégorie - mais n'a pas pu remonter la filière des responsabilités dans le rôle de « l'agent contrôlant ». Jeudi dernier la présidente du tribunal a dû fuir la salle d'audience pour ne pas pleurer en public au milieu de la plaidoirie en faveur de Smati Bahidj Farid. A son retour Mme Brahimi s'est excusée : « Cela était au-dessus de mes forces. » Elle pourrait légitimement en dire autant pour la remontée juridique de la filière des responsabilités politiques.