Nommé en tant que gouverneur de la Banque d'Algérie (BA) le 2 juin 2001, Mohamed Laksaci occupait le poste de vice-gouverneur depuis 1997 et directeur des études de 1990 à 1997. Au titre de vice-gouverneur, il a eu à présider le Conseil de la monnaie et du crédit. Il ne pouvait donc ne pas être au courant du dossier El Khalifa Bank. De ce fait, le tribunal criminel a passé toute la matinée d'hier à lui poser une série de questions en tant que témoin, auxquelles il ne donne pas de réponses sous prétexte qu'il n'est responsable que de son mandat de gouverneur. Il commence par expliquer le rôle de la BA, qui, selon lui, veille à l'équilibre financier et monétaire du pays, à la stabilité de la balance de paiement et à la relation avec les institutions financières internationales. Avec les banques commerciales, la BA a pour mission de veiller à la stabilité du système bancaire à travers deux types de contrôle : l'un sur pièces, c'est-à-dire sur la base des déclarations obligatoires des banques, et l'autre sur place. La présidente, et après avoir entendu pendant une dizaine de minutes les missions de la BA, demande au témoin d'expliquer la procédure d'agrément. Il révèle qu'elle passe par deux étapes. La première est l'autorisation de la création d'une banque, délivrée par le Conseil de la monnaie et du crédit (CMC) sur la base de l'étude d'un dossier d'engagement, et la seconde est la signature de l'agrément par le gouverneur, une fois que toutes les conditions édictées dans l'autorisation sont réunies dans un délai ne dépassant pas un an. Sinon, il faut redéposer une autre demande. La demande d'autorisation, dit-il, est adressée au président du CMC, à savoir lui-même. La juge interroge Laksaci sur les conditions légales de base. « Elles sont édictées par le code du commerce et concernent surtout la surface financière des actionnaires et la moralité des dirigeants élus. » Le gouverneur note que la vérification du respect des conditions incombe à la direction technique, précisant à propos de l'agrément qu'il incombe exclusivement au gouverneur. « La mission de la commission bancaire (CB) ne commence qu'après », dit-il. La présidente fait savoir au témoin que l'agrément de la SPA El Khalifa Bank a été donné sans que les dirigeants ne libèrent le capital. Après un silence de quelques secondes, Laksaci déclare : « Le capital est un élément essentiel ; s'il n'y est pas, le dossier revient au CMD. L'agrément ne peut être délivré sans autorisation du CMD. » La magistrate revient sur la question à plusieurs reprises, en insistant surtout sur la non-libération du capital, mais à chaque fois, le témoin esquive la réponse. « Ils n'ont versé aucun sou, quelles sont les mesures disciplinaires prévues ? » demande la magistrate à l'adresse du témoin et précise : « Il faut me répondre à cette question, surtout lorsque les mêmes dirigeants, en plus de n'avoir pas libéré le capital, ont opéré un changement statutaire sans autorisation. » M. Laksaci : « Le changement statutaire se fait après autorisation du CMD. Une demande dans ce sens est introduite, il l'examine et l'étudie surtout lorsqu'il s'agit du capital. Après examen de la demande, la réponse est notifiée aux demandeurs, lesquels peuvent aller par la suite par devant le notaire pour signer. » Selon lui, le CMD notifie l'autorisation des changements par délibération. La présidente pose une question un peu délicate au témoin, le mettant dans la gêne. « Lorsque le gouverneur signe un agrément à une banque qui ne respecte pas la loi, que se passe-t-il ? » Laksaci ne répond pas. Il reste de glace un moment puis se ressaisit : « Je n'ai pas compris la question. » La magistrate reformule sa question et le témoin déclare : « En ce qui concerne les changements de statuts, la loi dit… » La présidente s'énerve La magistrate attire l'attention du témoin sur le fait qu'elle ne lui a pas demandé de citer la loi. M. Laksaci finit par lâcher : « C'est une infraction consommée. » La présidente rebondit : « Quelles sont ses conséquences ? » Le témoin réfléchit pour affirmer : « Pour moi, c'est une infraction. » Pour mieux préciser le fond de sa pensée, la magistrate demande : « Si vous étiez gouverneur à cette époque, vous signez l'agrément et après ? » Comme pour en finir avec cette question, M. Laksaci lance : « Je ne peux me mettre à la place des autres. Il faut peut-être évaluer les choses dans leur temps et leur contexte. » La présidente s'énerve. Elle sort de ses gonds et fait savoir au gouverneur que la loi s'applique en tout lieu et en tout temps. Un peu déstabilisé, Laksaci déclare : « Je n'étais pas gouverneur. » La juge : « Aujourd'hui, vous l'êtes. » Le gouverneur : « Toutes les irrégularités ont été constatées par l'inspection et le Conseil de la monnaie et du crédit. » Visiblement, le témoin évite de compromettre l'ancien gouverneur, Abdelouahab Keramane. « Comment expliquer ce silence ? » le relance la juge. « Je ne peux me mettre à la place des autres. » La présidente revient sur le contrôle de l'inspection. « Pourquoi il n'y a pas eu de mesures disciplinaires après le deuxième rapport de l'inspection ? » La réponse est très évasive. « La commission bancaire doit recevoir tous les rapports parce qu'elle est l'autorité de contrôle et veille à l'application de la loi. » La magistrate rappelle au témoin sa qualité de membre du Conseil de la monnaie et du crédit au moment des faits. « Avez-vous remarqué que Khalifa avait changé son statut et ses dirigeants. » Là aussi, le gouverneur tourne autour du pot et se noie dans la lecture des textes. La magistrate devient plus précise. « Qui veille au respect des conditions ». Aucune réponse. La juge insiste. Le témoin : « Le conseil regarde le projet, la structure et le capital. C'est une règle générale. » La juge : « Je parle d'El Khalifa Bank ». Le témoin : « Le conseil donne l'autorisation après étude du projet. C'est au moment de l'agrément qu'il y a le contrôle sur pièce. » Il explique que dans cette demande, il y a eu plan d'action à moyen et long termes de la banque en projet. Il précise au tribunal que l'agrément est du ressort exclusif du gouverneur. Sur les changements statutaires d'El Khalifa Bank, Laksaci affirme l'avoir appris longtemps après. « Cela n'a pas été soumis au conseil. » Il note qu'après sa venue à la tête de la BA, la commission bancaire tenait une session disciplinaire pour le cas Khalifa, et qu'un rapporteur avait été chargé de préparer le dossier des griefs. « J'ai trouvé plusieurs rapports de l'inspection, dont la majorité avait trait à la gestion financière, et 3 seulement étaient relatifs au commerce extérieur. » « Le point le plus important qui attirait l'attention des enquêteurs de l'inspection est celui du poste divers ou plutôt le compte d'ordre. Il dépassait de loin les 10%, seuil maximal toléré. C'était entre les mois de mai et juin 2002. Je suis arrivé le 1er juin, soit un jour après Keramane. Au niveau de la commission, nous avons mis l'accent sur les comptes d'ordre. » La juge fait savoir au gouverneur qu'à cette époque la commission était en situation d'illégalité en fin de mandat. « Elle assurait la continuité du service, mais elle ne pouvait se réunir en session disciplinaire. » La magistrate demande pourquoi avoir attendu 8 mois pour remettre dans la légalité cette commission. Laksaci commence par parler de la maladie du rapporteur et de son décès, avant d'arriver à la reconduction 8 mois plus tard, de certains membres pour un autre mandat. La présidente l'interroge sur les conséquences d'une telle situation, et le témoin la renvoie au règlement intérieur. « Qu'avez-vous fait pour les violations en matière de transferts illicites ? » « des irrégularités dès août 2002 » Laksaci déclare que les mesures de suspension provisoire des opérations du commerce extérieur ont été prises en novembre 2002. Néanmoins, sa réponse sur le retard d'une année, entre les rapports de l'inspection et la prise de décision : « Dès mon arrivée, il y avait déjà des missions d'inspection, puis d'autres en septembre, qui ont abouti aux mesures. Il fallait que nous renforcions le contrôle sur place parce que nous avons remarqué que les transferts de Khalifa Airways s'étaient envolés à partir du mois d'août 2002. Les contrôles l'ont confirmé et les mesures ont été prises. Elles ont été confirmées par la commission bancaire nouvellement installée. » La présidente demande pourquoi la décision a-t-elle été prise avant l'installation de la commission. « Le gouverneur veille à la solvabilité de la balance de paiements. En août 2002, nous nous sommes rendu compte des indices confirmant des irrégularités qui ont fait l'objet d'une lettre de la direction générale du contrôle des changes. Avant cela, il y a eu le gel partiel des opérations de commerce extérieur de l'agence de Blida. » La présidente précise qu'elle pose un problème de droit, à partir du moment que seule la commission est habilitée à prendre ce genre de mesures. « C'est une mesure proposée par la direction du contrôle des changes. J'ai signé parce qu'il y avait un risque évident sur l'équilibre financier. Le gouverneur peut prendre des mesures conservatoires lorsqu'il voit que cela touche à la stabilité financière. » La magistrate demande comment se fait-il que ces transferts se soient poursuivis après le gel des opérations de commerce et durant la présence d'une équipe d'inspecteurs de la Banque d'Algérie. « El Khalifa Bank a été exclue du marché interbancaire de change. Elle ne pouvait transférer par la Banque d'Algérie. Je pense qu'elle devait avoir des fonds à l'extérieur, elle avait transféré par swift 7, qui est un message électronique d'ordre de paiement. Ce sont des fonds non déclarés et nous ne l'avons su qu'après l'arrivée de l'administration. » A la question du rapatriement de devises, Laksaci relève qu'il y avait une grande différence entre les déclarations mensuelles d'El Khalifa Bank et la réalité de l'envol de la banque. De même qu'il note avoir constaté des retards répétitifs de l'envoi de ces déclarations et de tous les états comptables. Des retards qui, selon lui, n'impliquent pas de sanctions. « Nous nous sommes rendu compte que Khalifa Airways ne rapatriait pas en octobre 2001. Des mesures de suspension provisoires ont été prises à l'égard de la compagnie et de Antinéa du fait qu'elles rapatriaient moins que leurs revenus réels. » Laksaci déclare que pour lui : « C'était une fuite de capitaux qui portait atteinte à la balance des paiements. En août 2002, nous avons constaté un emballement des transferts qui a motivé une mission d'inspection sur place. » Il note que Khalifa envoyait en retard ses bilans. Celui de 1999 n'est parvenu qu'en 2002 et celui de 2000, en 2003. Il affirme que les crédits que la banque accordait à ses filiales et à ses dirigeants n'apparaissaient pas sur les déclarations. « Nous avons informé le ministre des Finances sur l'aspect commerce extérieur en décembre 2001, dans un rapport qui relevait les insuffisances et les irrégularités du commerce extérieur au niveau de quelques agences, mais il n'y a pas eu de suite. » Néanmoins, précise-t-il, l'ex-ministre, M. Terbache, lui a réclamé une copie de ce rapport en 2002, parce qu'il avait disparu de son bureau. « C'est M. Touati, vice-gouverneur, qui a été chargé de le transmettre par courrier. » Pour lui la loi 96/22 habilite uniquement le ministre des Finances pour le dépôt de plainte pour les infractions de change qui devaient être constatées par des agents assermentés, alors que les inspecteurs de la Banque d'Algérie, qui avaient établi les rapports ne l'étaient pas. « Mais la loi 90/10 nous donne la possibilité de prendre des mesures contre ces infractions, pourquoi vous vous êtes limité à celle de 96/22, vous êtes devant des infractions pénales. » Le témoin se tait et fait mine de ne pas avoir compris la question. La magistrate signale qu'en dépit de toutes ces violations, le PDG de Khalifa a été reçu par le vice-gouverneur. « Il a été reçu une première fois par le vice-gouverneur en octobre 2001. Il avait demandé l'achat d'une banque allemande, qui lui a été refusée et une seconde en mai 2002, pour l'autorisation d' ouverture d'une agence El Khalifa Bank à Paris. Un mois après, une réponse négative lui a été signifiée, du fait du dysfonctionnement de sa banque en Algérie. » Laksaci explique à propos de l'engagement des mesures disciplinaires, après son arrivée, par une phrase qu'il ne cessait de répéter. « Je ne suis responsable que de mon mandat. » Le procureur général demande alors pourquoi avoir attendu de 1998 à 2001 pour entamer la procédure du gel de Khalifa Airways et de l'agence de Blida. « Je ne suis comptable que de mon mandat. » Le magistrat reformule sa question. Il précise que les mêmes infractions ont été constatées avant 2001, et après. Le gouverneur garde le silence. « Je ne peux parler que de 2001 », mais il fini par confirmer que les mesures n'ont pas été prises. Le ministère public fait remarquer au témoin qu'entre 2000 et 2002, il y a eu d'importants transferts à l'étranger et le PDG de la banque vient demander l'achat d'une banque en Allemagne. « N'est-ce pas une menace ? » Le témoin revient sur le gel de novembre 2002. Le magistrat rappelle les transferts de fonds ayant servi à l'achat des unités de dessalement et de la société FIBA. « Nous avons gelé et procédé à l'embargo sur le commerce extérieur en novembre 2002, du fait de la gravité de la situation, qui était sur le point de déstabiliser la balance des paiements et le marché monétaire. » Pour lui, si la décision n'avait pas été prise, les fuites de capitaux auraient été plus que démesurées. Il révèle que « sa mission était très difficile, pour ne pas dire lourde, d'une grande ampleur. Je peux dire que l'intérêt national a été mis en avant. » Aux questions des avocats, le témoin se montre très confus. Il déclare que les commissaires au compte transmettaient très en retard les bilans et refuse de rendre responsable la Banque d'Algérie dans cette affaire. Me Berghel crée la surprise et casse la monotonie des réponses du témoin par une révélation surprenante. L'agrément d'El Khalifa Bank, publié au Journal officiel, a été censuré. Il ne comporte pas le nom des dirigeants, alors que l'original présente Ali Kaci comme PDG de la banque. « Est-ce que le nom du PDG est mentionné sur la décision d'agrément ? », demande l'avocat. Le témoin : « Normalement, puisqu'il figure sur la délibération du Conseil de la monnaie et du crédit. » Me Berghel fait savoir au tribunal que c'est à partir de cette omission que Ali Kaci a décidé de rendre le tablier. « Aujourd'hui, nous n'avons rien qui légalement présente Abdelmoumen Khalifa comme PDG », déclare l'avocat, sans toutefois noter que ce dernier occupait le poste de président du conseil d'administration. Laksaci affirme avoir demandé aux actionnaires de recapitaliser la banque pour lui éviter une situation de cessation de paiement, mais ils ont présenté des moyens de Khalifa Airways (en nature), ce qu'il a refusé. Il dément que des particuliers ou personnes morales se soient présentés pour la reprendre, du fait que sa situation était grave. Mme Boulefred, crée quant à elle la polémique avec la présidente, à la suite du refus de celle-ci de reposer une question déjà posée au témoin. « Ça me fatigue d'interroger seule et d'arracher difficilement la révélation d'infraction consommée. J'aimerais que vous preniez la parole pour poser les questions rien que pour la vérité », dit-elle coléreuse. Maître Boulefred se calme et revient à sa question sur le sponsoring des clubs étrangers. Laksaci affirme que ce genre d'opération n'apparaissait pas sur les comptes. Pour lui, il s'agit là d'une volonté de dissimuler les montants. Maître Berghel revient et tente de corriger le tir. Il parle au nom de certains de ses confrères : « La défense ici présente depuis le début intervient à chaque fois que cela est nécessaire. Le tribunal a respecté ce principe. Nous ne voulons pas boycotter les débats parce que le tribunal n'a pas violé le principe de la défense. » La présidente réagit et promet que tant qu'elle est présidente, ce principe sera sacré, « mais ça me fait mal de voir des avocats venir en retard pour poser des questions déjà traitées ». Maître Berghel revient à la charge : « Le procès est aussi celui de la défense. » Et la juge enchaîne : « Et de la justice algérienne. » Laksaci quitte la salle un peu déstabilisé, au point que sa veste s'accroche à un arbre. Il a fallu que ses gardes interviennent pour la démêler des épines du tronc.