Le modèle théorique islamiste est confronté à une antinomie qui le fait tourner en rond : « pas d'Etat islamique sans musulmans vertueux, pas de musulmans vertueux sans Etat islamique ». En rupture avec le salafisme aussi bien traditionaliste que réformiste, l'islamisme a, comme chacun sait, d'emblée fait du politique une question ultime. Les pères fondateurs de l'islamisme avaient reproché aux cheikhs du salafisme traditionaliste comme aux oulémas de la Nahda leur commune indifférence au politique : en se focalisant sur la vertu et l'éthique musulmanes, ces derniers ont en effet laissé de côté la question du mode de gouvernement, posant ainsi, en négatif, un espace sécularisé pour le pouvoir politique comprenant la possibilité d'un droit positif. A l'inverse des oulémas, les islamistes font du pouvoir politique l'enjeu stratégique de la ré-islamisation : « les réformes que l'islam veut apporter ne peuvent être effectuées seulement par des sermons. Le pouvoir politique est indispensable pour les réaliser » (Khorshid Ahmed). Tel est le point de départ de la réflexion islamiste : là où les oulémas font de la politique un domaine de la contingence, les idéologues islamistes, eux, en font l'instrument de réalisation de la shariâ. La réflexion des idéologues de l'islamisme sur les institutions politiques s'avère cependant inversement proportionnelle à l'intérêt par eux accordé au politique. C'est là que surgit le premier terme de l'aporie : comment peut-on, d'une part, ériger le pouvoir politique en condition de possibilité de l'Etat islamique et faire, d'autre part, l'impasse sur la pensée politique ? La réponse avancée par l'islam politique depuis la création des Frères musulmans en 1928 à nos jours est bien connue : « Le Coran est notre Constitution ». En entreprenant une lecture politique du Livre, les pères fondateurs de l'islamisme ont construit quelques concepts clés tels que « al amir » et « al shura ». Prenons l'institution de l'amir. Pour Abu al Alaa al Mawdudi, le dirigeant des croyants doit satisfaire aux critères suivants : « être musulman, mâle, adulte, sain, savant, craindre Dieu, appartenir à la communauté des fidèles séparés de la société corrompue… et ne pas être candidat. » Ces critères se ramènent à y bien voir à un paramètre non politique : la vertu. Peut-on concevoir une institution politique avec des critères non politiques ? Prenons le deuxième exemple, celui de la shura, le conseil. Quelles sont les prérogatives de cette instance et qui doit la composer ? Pour Hassan Tourabi, l'idéologue haut en couleur de l'islamisme, « le processus de consultation… peut très bien être formulé par un parlement, un conseil ou un majliss shura (conseil consultatif) » ! Comment peut-on mettre sur un pied d'égalité parlement et conseil ? Alors que la première institution a le pouvoir de légiférer, la seconde, nommée et non élue, se contente, elle, d'émettre des avis. L'élasticité de la forme ne trahit pas seulement la viduité du concept ; elle répond en vérité à un autre impératif : celui de vider le concept de Parlement du principe, fondamental entre tous, de souveraineté populaire, pour le rendre compatible avec le principe sacro-saint de l'islamisme, al hakimiyya, la souveraineté de Dieu sur les affaires de la cité, l'hétéronomie. On sait désormais ce qui advient à un parlement dépouillé de sa souveraineté populaire : une chambre d'enregistrement. Qui compose le majliss shura ? Les théoriciens islamistes avancent la notion coranique de « ahl al hall wa'l aqd », les gens qui ont le pouvoir de lier et de délier. Qui sont-ils ? Sont-ils élus au suffrage universel ou nommés par le dirigeant des croyants ? Là encore, c'est le critère de la morale qui prévaut dans la sélection — que celle-ci soit indifféremment consacrée par voie électorale ou non. Olivier Roy ne s'y est pas trompé, qui notait dans L'échec de l'Islam politique : « Toute la pensée islamiste sunnite exprime en fait une forte répugnance à traduire les notions d'amir et de shura en termes d'institutions autonomes capables de produire effectivement une pratique politique stable, indépendamment des individus qui la composent : en un mot sous forme de Constitution. » Le modèle politique islamique repose en dernière analyse sur l'homo islamicus et non sur les institutions. Ce n'est pas tout : en postulant qu'il n'y a de souveraineté qu'en Dieu, le modèle islamiste achève de mépriser la souveraineté de l'Etat. Qu'est-ce qu'un Etat sans souveraineté ? La boucle est ainsi bouclée : partie de la nécessité de faire du politique un instrument de réalisation de l'Etat islamique, la pensée islamiste aboutit in fine à la négation du politique, celui-ci se révélant ultimement antinomique avec l'idéal unitaire de la umma, la communauté égalitaire des croyants.