«A chaque siècle, contre les menaces intérieures plus souvent encore que contre celles de l´extérieur, l´Islam a puisé en lui-même l´énergie salvatrice.» L´avenir de la Tradition entre révolution et occidentalisation est le titre d´un nouvel ouvrage, paru chez les éditions Rocher, fruit d´une étude approfondie sur la problématique-clef "authenticité et modernité" qui devrait aller de soi en Islam, mais que le monde musulman a des difficultés à mettre en oeuvre aujourd´hui. L´auteur, Charles Saint-Prot, directeur de l´Observatoire d´études géopolitiques et chercheur à la Faculté de droit de Paris Descartes, considère, d´emblée, que le troisième rameau monothéiste reste mal compris, réduit à des clichés souvent hostiles, imaginé comme enfermé dans une tradition archaïque incapable de s´adapter au monde moderne. Sans omettre qu´une des causes des préjugés est le mauvais comportement de certains de ses adeptes, il précise que: "L´incompréhension, teintée d´hostilité, dont souffre le monde musulman, n´est pas nouvelle. Au fil des siècles, toute une mythologie s´est tissée autour de l´Islam. En février 1862, Ernest Renan déclarait, dans sa leçon inaugurale, au Collège de France, que les "peuples qui sont gouvernés par l´Islam sont condamnés à rester dans la barbarie". Renan ajoutait "l´Islam n´a jamais eu de penseurs" et il croyait pouvoir conclure en prédisant une extinction de l´Islam qu´il voyait à l´agonie! Depuis Renan, rien n´a changé: des clercs et de soi-disant experts, souvent autoproclamés, continuent à juger l´Islam, à le rejeter radicalement et à lancer avec une incroyable hardiesse des "vérités" qu´il faudrait prendre pour argent comptant. "Saint-Prot cite aussi le théologien protestant, Jacques Ellul, qui a présenté l´Islam comme un ennemi irréductible d´un prétendu judéo-christianisme idéalisé et à se faire le chantre d´une nouvelle guerre des civilisations. Inversement, dit-il, "on sait que les penseurs de bonne volonté qui ont tenté de mieux comprendre l´Islam et de plaider pour un rapprochement avec le monde musulman, ont souvent été victimes de calomnies et de dénigrement, voire de persécutions". Entre islamophobie et archaïsme Source d´inquiétude pour les uns, énigme pour les autres, l´Islam, note l´auteur, continue à susciter autant d´interrogations que d´hostilité. Périodiquement, l´idée d´un "réveil de l´Islam" est évoquée à propos des agitations politiques ou sociales qui se manifestent dans certains pays musulmans. Tour à tour, la "révolution" iranienne en 1979, des conflits régionaux trouvant leur origine dans des causes géopolitiques (Afghanistan, Balkans, Caucase...), la volonté des pays musulmans d´être des acteurs sur la scène mondiale, l´activisme extrémiste ou terroriste, ont donné lieu à des commentaires sur ce prétendu réveil. Saint-Prot met en évidence que, malgré le fait que tous ces événements résultent de diverses influences qui n´ont rien à voir avec la tradition authentique de l´Islam, cela permet d´entretenir le spectre d´une menace du monde musulman. Il démontre que le mouvement islamique, où qu´il apparaisse, "n´est pas un phénomène social homogène, unifié et monolithique", et qu´il est inexact de parler du réveil de l´Islam. Il considère que le fait que les pays musulmans aient, pour la plupart, été absents de la scène durant l´époque coloniale et perdurent aujourd´hui dans le sous-développement économique, ne permet pas d´affirmer que l´Islam, en tant que foi et système de références morales et spirituelles, n´ait pas continué à être vivant. Il a raison de mettre l´accent sur une réalité: il ne faut pas confondre l´Islam et des péripéties sociopolitiques et idéologiques qui sont éloignées de l´aspiration au renouveau spirituel. Il met en exergue l´idée que les dérives de poignées d´inauthentiques musulmans ont donné une vigueur à la propagande antimusulmane, l´islamophobie. L´approche du politologue et juriste s´appuie sur l´hypothèse que, pour comprendre la nature des cultures islamiques contemporaines, il faut être capable de dépasser les clichés monolithiques déformants. L´Islam, dit-il, est souvent présenté comme une religion monolithique et immuable, "objet de peurs, de fantasmes et d´idées reçues tenaces". Il constate que la masse des gens n´a de l´Islam qu´une vague idée, "souvent déformée par les préjugés ou l´image inexacte qu´en offrent certains de ses adeptes". Il déplore que l´Islam soit une religion mal connue. L´auteur de ce livre riche en données géopolitiques et sociohistoriques, remarque à quel point la perception dominante de l´Islam "l´érige en "étrange étrangeté" " comme s´il n´y avait aucune valeur partagée entre l´Islam et l´Occident. Il faut, dit-il, en chercher les raisons dans une histoire faite de confrontations, dont l´espace méditerranéen a été le décor. Il reconnaît que toutes les critiques contre l´Islam ne se réduisent pas à un complot visant à porter des coups au monde musulman, car des musulmans commettent des excès, des outrances qui servent de prétextes à ceux qui voudraient résumer tout l´Islam aux errements des aventuristes. L´auteur observe que pour une étude ou un article consacrés à la civilisation arabo-musulmane, il y en a dix autres qui relèvent de la propagande anti-islamique et appellent à se méfier d´une religion qui serait "incompatible (...) avec les valeurs, les modes de vie et les systèmes politiques des Occidentaux". Sa recherche montre que la diversité du monde islamique n´exclut pas une solidarité et un même attachement à la foi commune. C´est d´ailleurs cet attachement à une religion qui n´est pas compris par les sociétés sécularisées occidentales, lesquelles ayant "perdu" leurs propres repères spirituels se persuadent que la vitalité de l´Islam ne serait qu´obscurantisme. Cette juxtaposition a atteint son paroxysme après les attentats contre New York et Washington, le 11 septembre 2001. A force de raccourcis, d´amalgames entre religion musulmane et violence, l´Islam est devenu pour certains en Occident une menace. C´est dans ces conditions, précise l´auteur, qu´a été inventée la thèse hallucinée d´un Islam promu comme nouveau danger mondial après l´effondrement du bloc communiste. Authenticité et progrès vont de pair De prétendus spécialistes se sont mis à employer des termes islamiques qu´ils ont détournés de leur sens, termes méconnus par le grand public ignorant souvent tout de l´Islam. C´est ainsi que des mots ont été déformés au point de ne plus pouvoir les reconnaître. Il est nécessaire, ajoute-il, de chercher les causes profondes d´un phénomène qui ne peut s´expliquer par des amalgames hasardeux entre l´Islam et des actes condamnables. Il développe l´idée juste que le radicalisme est avant tout politique; ce qui le caractérise est l´instrumentalisation du religieux par des groupes sectaires pour lesquels la religion n´est qu´un outil de propagande. L´erreur la plus commune, déclare t-il, consiste à juger l´Islam à la seule aune des références qui ont cours dans les pays occidentaux. Du même coup, l´auteur constate que c´est le respect de la diversité culturelle qui est nié et l´un des droits fondamentaux des peuples. Sur le plan méthodologique le chercheur revient aux sources, celles de l´Histoire et celles des valeurs. Ainsi, la première partie de son ouvrage retrace les lignes de l´histoire et de la pensée de l´Islam pour indiquer comment la Tradition orthodoxe s´est constituée, et dans quelle mesure l´Islam est valable en tous temps. Il met en lumière que le sunnisme considère que les divisions à l´intérieur de la communauté constituent une déchirure catastrophique (fitna). L´hypothèse de Saint-Prot consiste à tenter de démontrer que Tradition et réformisme, authenticité et progrès, vont de pair. Nous sommes ici au coeur de l´une des questions de toute culture. A vrai dire, dit-il, le débat n´est pas entre les "anciens" et les "modernes", car la tradition est la promesse d´un avenir. Il est donc nécessaire de mettre l´accent sur le lien existant entre le courant progressiste et la Tradition. C´est dans ce contexte qu´il examine, dans une deuxième partie, l´oeuvre de ceux qu´il considère comme les précurseurs du réformisme moderne. Il le fait avec une certaine indulgence, cherchant d´une certaine manière à innocenter ces idéologues qui sont des références pour nombre de mouvements de la fermeture ou de l´archaïsme. Mais Saint-Prot tente de replacer dans des circonstances de temps et de lieu spécifiques ces récentes tentatives crispées de renouvellement de l´Islam. L´auteur considère que les idées des réformateurs comportent plusieurs éléments de modernité comme " -le dépassement des particularismes des quatre écoles traditionnelles, la critique de l´imitation conservatrice (taqlid), l´exigence de l´effort de réflexion (ijtihâd), le retour aux sources pour prendre un nouveau départ- et à ses projets d´ordre temporel, en particulier, la volonté d´insuffler aux musulmans une dynamique socioculturelle et politique à la mesure de leur grandeur passée". Il défend les réformistes qui, analysant les causes du retard du monde musulman confronté à l´expansion de l´Occident, poursuivent une tentative de renouveau, afin d´élaborer un modèle social original. En rupture avec les clichés, l´auteur de cet ouvrage riche, propose une lecture de la notion de tradition. Il avance que le débat ne saurait se réduire à une opposition entre deux concepts aussi flous que "La modernité" et "Le passé"". La problématique se situe, dit-il, dans la nécessité de "repenser l´Islam sans rompre avec le passé... c´est-à-dire dans le rapport étroit entre l´authenticité (assala) et la prise en compte des évolutions naturelles." La Tradition, conclut-il, ne s´oppose pas à la raison puisqu´elle invite à faire un constant effort pour tirer des sources les prescriptions devant s´appliquer à un cas donné, à une époque précise. Sur le plan politique, la doctrine classique, celle de la Tradition réformiste, fait largement prévaloir le réalisme et elle laisse à l´Etat "une large souplesse d´action en vue du bien commun (maslaha) et toutes les possibilités pour prendre les mesures nécessaires afin d´améliorer les conditions de vie matérielle et morale de la communauté. Dans un esprit de progrès, il écrit que: "A chaque siècle, contre les menaces intérieures plus souvent encore que contre celles de l´extérieur, l´Islam a puisé en lui-même l´énergie salvatrice. "Malgré, affirme l´auteur, les nombreux facteurs de blocages, de colère ou d´humiliation - la question palestinienne, la menace du nouvel impérialisme des Etats-Unis, le choc d´une mondialisation qui est, pour l´essentiel, une occidentalisation ou une américanisation de toute la planète, les imperfections ou les ambiguïtés de nombreux régimes politiques - la majorité des musulmans fait prévaloir la nécessité d´aller de l´avant, de progresser, de s´installer dans l´univers contemporain.