Aujourd'hui c'est l'identité nationale, la semaine dernière c'était la VIe République, la semaine prochaine on ne sait pas », lâche Guy Carcassonne, professeur en droit public à l'université Paris X Nanterre et à l'Institut d'études politiques de Paris. Paris et Marseille. De notre envoyé spécial « L'irruption soudaine des thèmes dans la campagne présidentielle ne relève pas d'un débat indigne. Mais le bon traitement relève souvent de la société civile et non pas du politique », ajoute ce juriste spécialiste du droit constitutionnel, qui a notamment apporté son expertise à la rédaction de la Constitution afghane. Selon lui, il faut être attentif, dans le débat sur l'identité, sur les particularités de la France en la matière. « D'abord, la France est le seul pays où c'est l'Etat qui a créé la nation, ensuite, le sentiment national reste nourri par l'idée d'égalité, et donc d'une certaine idée d'uniformité », dira-t-il. La question de l'immigration, soutient-il, « peut être posée de manière non agressive ». « Mais je suis inquiet que les politiques en parlent. Car la politique crée le clivage, alors que l'identité crée l'union. Et l'élection présidentielle ne réglera pas cette question », insiste le juriste. « Ce n'est pas la politique qui va régler cela, c'est la société. Je suis frappé par la capacité de la France à adapter son identité : je suis devenu Français sans changer un gramme de ce que je suis », dira Rachid Arhab, journaliste d'origine algérienne – et actuellement membre du Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA). « Je voulais que les gens me regardent comme journaliste avant tout. Je n'ai d'ailleurs pas oublié qui je suis, mais je l'ai fait oublier aux autres », dit Arhab qui visite une fois par an sa région natale de Kabylie. S'il regrette, en tant que citoyen et observateur de la chose politique française, un « déficit de représentation » avec par exemple une « assemblée nationale monocolore », il reste convaincu que « la force de la réalité s'imposera » pour une plus grande diversité de la société française. « L'opinion française attend que l'élection reflète l'exacte réalité de la société, qui n'est plus la même que celle de 2002. La société n'est plus traumatisée par l'insécurité. Car ce n'est plus de la France sécuritaire dont il est question », estime Dalil Boubekeur, recteur de la Grande Mosquée de Paris, et président du Conseil français du culte musulman. « Attention, on existe ! » « Le problème numéro un de la société, aujourd'hui, est comment vivre avec ses problèmes économiques et sociaux : nous sommes frappés par les signes de misère, le chômage des jeunes, le rétrécissement du champ d'activité du citoyen face à la mondialisation et au machinisme », dit encore le recteur de la Grande Mosquée. A ses yeux, « les Français veulent retrouver la générosité de la France. Une société plurielle et complexe », évoquant notamment le mouvement de solidarité autour d'une directrice d'école parisienne interpellée parce qu'elle s'était opposée à l'arrestation devant son établissement d'un grand-père chinois sans titre de séjour. Selon plusieurs observateurs, la thématique de la stigmatisation ne tient plus la route. Les émeutes des banlieues de 2005 ont peut-être changé la donne. « Sociologues et journalistes prédisaient ‘'l'anniversaire des émeutes''. Or, cela ne s'est pas produit », indique Myriam Salah-Eddine, adjointe au maire de Marseille – un port où se côtoient 78 nationalités – et qui qualifie les émeutes de 2005 d'appel de la part des jeunes des cités : « Attention, on existe ! ». Un double appel au secours face à une situation de précarité qui ouvre la voie à la marginalité et à l'extrémisme, la crispation identitaire comme réponse aux discriminations. « Lors des émeutes de Clichy-sous-Bois, j'ai vu des jeunes fermes dans leur décision de ne rien avoir avec l'Islam officiel : sentiment nourri par les difficultés de la vie. Des jeunes mis entre les mains d'énergumènes qui leur montrent une vie parallèle : économie parallèle, drogue, violence, politisation du religieux, etc. », s'inquiète Dalil Boubekeur. « La nouvelle donne depuis ces émeutes est qu'on n'a jamais autant parler d'intégration depuis cinquante ans », explique-t-il. « En France, on a trop longtemps vu les ‘'enfants d'Algérie'' comme un poids. Une présence pas toujours souhaitée. Mais les choses avancent. Et d'ailleurs les choses ne peuvent avancer si les Algériens aussi n'avancent pas », juge Rachid Arhab qui précise que « Chirac a pris conscience de cette problématique, ainsi que les entreprises françaises qui sont pragmatiques face à une main-d'œuvre et une clientèle variées ». Arhab se dit contre la politique des quotas et la discrimination positive. Mais il nuance : « Il faut appliquer cette discrimination positive, mais en quelque sorte sans le dire, comme cela se passe depuis près de deux ans en France. » Car à ses yeux, les discriminations existent bel et bien et sont souvent exercées par « ceux qui n'ont pas réglé leur question d'histoire ». « Pour moi, à cinquante ans, le fil de l'histoire n'est pas coupé. Mais pour les jeunes qui gardent une relation mythique avec l'Algérie, c'est plus compliqué. Dans les moments difficiles, moi, je redeviens Algérien, pour mieux rebondir. Je sais que je suis bien aussi bien en France qu'en Algérie », confie Rachid Arhab. « Faux nouveau » L'histoire encore. Ce creuset des relations entre l'Algérie et la France semble déterminant pour comprendre le présent des deux pays séparément et ensemble. L'immigration est fille du colonialisme, disait le grand sociologue, Abdelmalek Sayyad. « L'histoire est un instrument dont se servent les politiques aussi bien en France qu'en Algérie », lâche le jovial Marc Ferro, directeur d'études à l'Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS) et qui a débuté sa carrière comme enseignant à Alger. Il a dirigé un important ouvrage collectif, Le livre noir du colonialisme XVIe-XXIe siècles, de l'extermination à la repentance et a été l'un des premiers initiateurs des appels contre la loi du 23 février 2005 glorifiant le colonialisme. « Même si la loi aurait décrété que le colonialisme était négatif, j'aurai été contre », dit Marc Ferro. Car, pour reprendre Guy Carcassonne, « la politique n'a rien à voir avec la mémoire, la loi s'occupe des règles et non pas des faits ». « La loi établit des normes. Le Parlement décide de ce qui est légal ou pas. Il ne décide pas ce qui est sympathique ou non, ce qui est vrai ou faux, bien ou mal », plaide-t-il. Pourquoi cette loi du 23 février a-t-elle donc fait irruption, handicapant du coup le projet de traité d'amitié si cher au président sortant Chirac ? « Depuis une vingtaine d'années, la France a lancé l'idéologie des droits de l'homme, avec des mises en cause du colonialisme, ce qui a réveillé les lobbies des pieds-noirs qui se sont reconstitués contre une idéologie de la repentance », analyse Marc Ferro. « L'actualité nous a fait un croche-pied », indique Christian Testot, sous-directeur Afrique du Nord au ministère des Affaires étrangères, évoquant la loi du 23 février. « Il s'agit d'un malentendu qui est clos pour nous et pour les autorités algériennes », poursuit-il dans son bureau au 37 Quai d'Orsay, sous un tableau de l'artiste-peintre algérienne Baya. Officiellement, « le traité d'amitié reste un horizon de travail », pour reprendre M. Testot. « Le devoir de mémoire n'est pas du ressort des politiques. D'ailleurs, c'est encore chaud, laissons le temps faire son travail », assène-t-il. « L'histoire n'appartient pas qu'aux historiens. Ces derniers sont juste des professionnels de l'histoire », dit Marc Ferro. « L'histoire appartient aux écrivains, aux sociologues, aux cinéastes, etc. », ajoute-t-il. « Ma principale préoccupation : quelle est notre histoire ? On a vécu trop longtemps sur deux mensonges officiels, celui de l'Algérie et celui de la France », dit Rachid Arhab qui ne voit pas la France demander pardon à l'Algérie, « mais il faut plutôt multiplier les actes d'amitié. Nous devons nous pardonner mutuellement car tellement de choses restent dans les tiroirs ». Rassurant, M. Testot, en évoquant les relations France-Algérie, dira : « Le prochain président français et son ministre des Affaires étrangères auront le Maghreb comme priorité ». Plus réservé, un journaliste aussi perspicace que Rachid Arhab affirmera par contre que « la classe politique française a du mal à se renouveler ». « Ce que nous voyons là – évoquant la campagne présidentielle - c'est du faux nouveau », soutient-il.