Le « développement » est semblable à une étoile morte dont on perçoit encore la lumière même si elle s'est éteinte depuis longtemps et pour toujours. Gilbert Rist (1) Maurice Edgar Coindreau avait écrit en 1937 que Le bruit et la fureur de William Faulkner est un « roman d'atmosphère qui suggère plus qu'il ne dit, une sorte de nuit sur le mont chauve que traverse un souffle diabolique où tournoient des âmes damnées, un atroce poème de haine, dont chaque mouvement est nettement caractérisé ». Et d'ajouter que « c'est à travers le cerveau atrophié de Benjy (un des personnages du roman) que Faulkner nous fait entrer dans son enfer... Rien n'existe pour Benjy que des sensations animales. Il s'en est constitué un monde où il circule sans jamais se sentir entravé par les notions d'espace et de temps. Ce n'est pas par logique qu'il passe d'une idée à une autre, mais au hasard de ses sensations qui, à moins qu'elles ne soient directes (la brûlure qu'il se fait à la main, par exemple), s'enchaînent par associations d'idées surgies d'un mot, d'un geste, d'un bruit, d'un parfum... Pour Benjy, plus proche de la bête que de l'homme, rien n'existe en dehors de la sensation. Doué de prescience à la manière des chiens qui hurlent à la mort ou des oiseaux qui fuient à l'approche d'un cyclone, il « sent » les événements qui l'entourent et qu'il ne saurait comprendre autrement. Incapable de concevoir les abstractions, il les transcrit par des images sensuelles... (2) Si Benjy est anormalement constitué, il le deviendra davantage s'il est soumis au même degré que ses semblables aux multiples contraintes qui, chaîne sur chaîne, espionnage sur espionnage, épouvante sur épouvante, ont fini par faire taire l'humain et l'ont obligé à se terrer dans son trou. Il y a pire que la contrainte, affirme Casamayor : « Il y a l'abrutissement. Le crime ce n'est pas seulement de passer les chaînes, ce n'est même pas seulement de tremper... Le crime c'est d'ôter l'envie, d'ôter la curiosité, c'est d'ôter la volonté. Et voilà l'abrutissement dont souffre l'humanité » (3). « L'abrutissement dû aux contraintes n'est qu'un abrutissement second, un abrutissement indirect. Mais il y a l'abrutissement direct qui résulte de l'information, du conditionnement. Celui qui fait précisément craindre les chaînes avant qu'elles ne nous soient passées aux poignets, avant même que personne n'ait pensé à les passer. Il suffit qu'on les croit « fatales ». Voilà l'action moderne d'asservissement. » Cette condition n'épargne pas l'Algérien qui, selon des dosages variés, relève du Benjy, de l'homme contraint, conditionné et abruti ; son pays, l'Algérie, donne l'impression de tenter ce qu'il pouvait tenter, sans trop d'analyses ou de débats de stratégie. La société algérienne — si tant est qu'on puisse parler de société — au même titre que beaucoup d'autres sociétés similaires quoique à des degrés divers — subit à pas saccadés une cadence infernale de supercompétitivité qui n'est nullement la sienne, elle est tiraillée entre, d'une part, l'impérieuse nécessité de reprendre son souffle, de dresser un état des lieux, de fixer les priorités et de s'imprégner d'un dynamisme intrinsèque et salvateur, d'autre part, à pas lents et mesurés en mettant l'intelligence, la clairvoyance et la lucidité qu'il faut, s'adapter – sans s'y soumettre – aux contraintes qu'impose le capitalisme pris comme force majeure née des contingences de l'histoire et non comme une fatalité. Le pays doit soumettre sa politique aux impératifs de ses besoins internes et non l'inverse, c'est-à-dire se contenter de l'ajuster à l'extension mondiale du capitalisme. L'Algérie donne l'image d'une société qui n'a plus la maîtrise de son destin ; face aux multiples défis et aux grands enjeux, elle ne sait plus où donner de la tête. Au-delà de la pertinence avérée ou non de ce constat, il est extrêmement vital pour nous de nous interroger sur le capitalisme : sa substance, ses lois, ses règles de fonctionnement, son extension maximale, son substratum culturel : s'agit-il d'un mode de vie conforme à l'ordre naturel des choses comme le prétendent ses idolâtres et partant anhistoriques ? S'agit- il d'un référant ? N'est-il pas extrêmement vital pour nous de nous dégager quelque peu des dogmatismes dominants (développement, sous-développement, décollage, rattrapage...) et des paradigmes qui les sous-tendent (modernité, universalité, progrès, émancipation féminine, laïcité, compétitivité...) comme de la politologie et de ses schémas ? Car les grilles d'interprétation aujourd'hui autorisées dissimulent trop souvent – et à dessein – des données de fait majeures qui, dans un pays désorganisé, déstructuré et aliéné comme le nôtre, façonnent d'une façon décisive la vie de gens dont le nombre augmente au fur et à mesure que s'opère l'emprise du capitalisme sur le destin de leur pays les dépossédant du coup de la possibilité – et de l'impulsion d'une dynamique endogène et partant autocentrée et de la maîtrise consciente de la dialectique besoin (réel) – satisfaction et chemin faisant, ayant réussi le tour de force de les soustraire à leurs milieux naturels et ne pouvant de par sa nature et ses lois intrinsèques leur conférer un statut quelconque. Le capitalisme donc les condamne à la marginalisation, les confinent dans sa périphérie ne leur offrant que le désespoir comme seule perspective avec tous les risques que cela comporte (mafia, violence, dépression...). C'est dire combien l'irruption par effraction du capitalisme dans notre histoire a été et demeure déterminante. N'en tenir pas compte par ignorance conduit droit au suicide (le suicide collectif a existé dans le sens où une communauté humaine devient l'objet de l'histoire et non un élément fécond de celle-ci), en faire abstraction par calculs relève de la trahison ; en tenir compte, en voulant composer avec ou en associant les recettes du capitalisme et celles du socialisme dans des dosages variés selon les cas tout en nourrissant l'illusion de surmonter le « sous-développement » dans « l'interdépendance » pétrifie la société (5) qui épuisera son existence à se rechercher en courant vainement derrière les repères, pour ne pas dire derrière des chimères. D'ailleurs, les uns et les autres ont en commun l'idée que de toute façon, on est « en retard » et qu'il faut effectuer le « rattrapage », mais personne d'entre eux n'est en mesure de donner des assurances que – d'ici un quart de siècle – nous n'allons pas nous entre-déchirer pour la subsistance individuelle, parce qu'on a opté pour ce qu'il est convenu d'appeler improprement d'ailleurs — économie de marché ou libéralisme. En tout état de cause, l'anathème est définitivement jeté sur ceux qui, en 1976, avaient rédigé la charte nationale en prenant un soin particulier de décréter sentencieusement que « le socialisme est une option irréversible », ceux-là mêmes qui, moins d'un quart de siècle après, nous ont fait passer en un tournemain de l'économie planifiée (socialiste) à l'économie ensauvagée (libérale), et toute honte bue, ils continuent toujours à graviter autour des pouvoirs : une poignée d'intellectuels, qui ont le don de sentir le sens du vent, prennent toujours les dispositions pour rester au service du puissant du moment. Libéralisme et socialisme, deux mots que nous devrions-nous garder d'utiliser tant ils sont chargés l'un et l'autre de significations multiples, successives et contradictoires qui en brouillent le sens et permettent aux ennemis mêmes de la liberté et de l'égalité de mieux avancer masqués. (6) C'est pourquoi, le peuple réel s'installe davantage dans la conviction que lui inspire son bon sens ancestral que les élites citadines lui sont complètement étrangères et ne saurait nullement se reconnaître en elles ; pis encore, il ne les juge pas seulement lassement hypocrites ; conciliantes envers lui et radicales contre le pouvoir et vice versa, mais il y soupçonne des positions qui se prêteraient aisément à glisser vers une vie de colon, à dégénérer en comportements semblables ou proches des afrikaners, autrement dit agressifs, politiquement et culturellement redoutables.Pour mieux s'investir auprès du peuple, les élites citadines ou les microcosmes des villes radicalisent leur opposition aux pouvoirs en « bavardant inlassablement sur le danger militaire, triturant les textes sur la démocratie et ses vertus, se faisant les gardiens inaltérables du temple républicain... Mais dès que l'armée se retire sur elle-même, elles sont prises de panique, hurlent au laxisme de l'Etat, dénoncent tous les désordres, meurent de trouille sous leurs oreillers, chuchotent les horreurs sur le FIS déconnent à toute berzingue, quoi ... » (7). Elles s'autoproclament ses défendeurs et ses porte-parole juste le temps qu'il faut pour que les pressions qu'elles entendent exercer sur les pouvoirs — à travers le peuple — portent leurs fruits pour qu'aussitôt après, elles lui retournent le dos, car elles-mêmes nourrissent la même méfiance avec des doses variées à l'égard de la plèbe, qu'elles ne jugeaient pas seulement rétrogrades (aroubia, cafia, ghachi…) elles y soupçonnaient – elles aussi – des positions qui se prêteraient trop souvent à glisser vers une vie de « sauvage », à dégénérer en comportement semblables ou proches du lumpenprolétariat, autrement dit, irresponsables politiquement et culturellement redoutables, elles vouent un mépris affligeant à l'égard du peuple réel qui le leur rend bien. En dernier ressort, les élites citadines sont à tel point imprégnées des dogmatismes, schémas et grilles d'interprétation occidentales qu'elles ne peuvent concevoir leur vie en dehors des modèles et des modes de vie que véhiculent ces mêmes dogmatismes, schémas et grilles d'interprétation, en dernière analyse, si ces microcosmes ont à choisir entre le peuple et le pouvoir, elles choisiront ce dernier (à méditer l'attitude des peuples arabes à l'égard de la Palestine et de l'Irak et celle des microcosmes). Cette passion pour le pouvoir habite aussi l'autre frange des microcosmes qui, vouant la même admiration pour l'Occident, vocifèrent un discours d'imposture, conciliant par-ci, radical par-là, mais foncièrement hypocrite à la limite de l'impudence. D'ailleurs, l'Occident peut s'accommoder de cette frange comme de l'autre, sans inconvénients majeurs, dès lors que leurs tentatives finissent par s'insérer inéluctablement dans sa stratégie globale, sachant (c'est-à-dire l'Occident) qu'aussi bien les uns comme les autres ne voient dans le pouvoir ou dans sa périphérie que le passage obligé pour mieux négocier leurs places dans la répartition cyclique des rôles orchestrée par l'Occident à l'échelle planétaire. Pendant que le pays baigne dans la méfiance, le doute et le sang, les microcosmes se livrent à un jeu stérile consistant à faire parler les statistiques pour prouver le meilleur et le pire, à dater la naissance du déclin pour en attribuer la paternité à tel adversaire ou concurrent, à se prévaloir des réussites vraies ou fausses pour accabler l'autre sous le poids de tous les échecs alors que le peuple réel vaque à ses affaires, mais n'en pense pas moins, c'est parce qu'il ne se reconnaît dans le discours d'aucun microcosme et que en tout cas, pragmatique, il répugne à se passionner pour un jeu plus carriériste que politique, une société est toujours en déclin lorsque les ambitions personnelles voilent ou supplantent tout projet collectif. (8) Face à un Etat lourd et centralisé, jacobin à outrance, voulant tout régenter et tout décréter y compris la maîtrise – par voie bureaucratique — d'un vaste territoire qui, de surcroît, se vide de sa population saignée à blanc de longues années de sécheresse, de gabegie et d'horreur, sur le point de succomber aux délires et aux délices du modèle citadin occidental que les dits microcosmes par médias interposés lui présentent comme étant le seul et unique modèle valable et que — s'y conformer — est un signe de réussite et d'ascension sociale et par les méfaits d'un système d'enseignement généralisé et unifié qui fait que l'enfant d'un éleveur de Djelfa, Naâma ou Tiaret doit subir la même scolarité que l'enfant d'un fonctionnaire d'Alger, d'Oran ou de Constantine pour se trouver, au bout du cursus, arraché à son environnement et projeté dans la vie citadine sans y avoir un quelque ancrage (est-ce un hasard si nos villes ressemblent à des gourbis et nos campagnes à l'abandon ?), il ne peut – une fois grand — ni réintégrer son bercail ni s'intégrer harmonieusement à la vie à laquelle une scolarité archaïque et stérilisante l'avait – à son corps défendant — préparé (ou plutôt mal préparé) avec toutes les déformations affectives, émotionnelles et psychiques que cela implique, car ce n'est pas en menant une vie d'éleveur — qui, pourtant ceux d'autres cieux et à plus forte raison en Occident est une profession de labeur, de production et hautement rémunératrice — qu'il va se conformer au modèle occidental, mais en se fixant comme objectif une profession libérale dans la technostructure ou dans la bureaucratie. Face à cela, des peuples à vocation agropastorale s'enfoncent dans le déracinement et, d'exode en exode, ils s'installent dans l'inertie, se clochardisent dans des villes lugubres et s'autoconsument dans un dilemme paralysant : séduit par le modèle occidental qu'on lui présente comme étant le seul valable, mais sans aucune garantie qu'une fois en conformité avec ledit modèle, il n'encourt pas moins le risque mortel de s'y confondre, d'où sa répulsion et sa nostalgie pour la terre et la tribu. C'est dire combien est actuelle la relation campagne-ville, d'où aussi l'impérieuse nécessité d'une réforme administrative en profondeur dans le sens d'une plus grande décentralisation avec un dosage plus ou moins varié de formules sans oublier de montrer que l'Occident n'est pas un modèle, mais que l'Occident est un perpétuel mouvement qui, parfois, devient vertige. ( A suivre) Notes : (1) Gilbert Rist, le développement. Histoire d'une croyance occidentale, Presse de sciences Po, Paris 1996. (2) Maurice Edgar Coindreau, préface au roman de William Faulkner : Le bruit et la fureur. Folio/Gallimard. (3) Casamayor : Information et liberté : Revue Le genre humain ed. Maison des sciences de l'homme, du CNRS et de l'école des hautes études en sciences sociales. (4) Idem. (5) Samir- Amin et autres : Le grand tumulte ? ed. La découverte. (6) Claude Julian : Le monde diplomatique, janvier 1987. (7) Rachid Boudjedra : Fis de la haine, ed. Denoel. (8) Claude Julien : Le monde diplomatique, août 1987. L'auteur est avocat, cour de Saïda