Ceux et celles qui ont déjà lu Djamel Mati se retrouveront pris de court avec “Aigre-doux”, bien que c'est dans une certaine continuité de siberkafe.com que s'inscrit ce roman mais dans un autre esprit, dans un style et une écriture torturée, effrayante et, par moments (surtout dans l'écrit en italique), une certaine douceur, certaine dis-je, car depuis le réveil du narrateur dans cette chambre de la rue du Diable au point 114, c'est le délire. C'est une perpétuelle chute qui vous oblige à vous accrocher à votre siège. Djamel Mati n'est pas un esprit torturé, le narrateur ne reflète nullement le caractère paisible de l'auteur mais on se demande tout de même d'où lui sont venus ces mots et ces élucubrations schématisées dans un récit des plus surprenants. Il ne faut pas chercher les données traditionnelles d'un roman ici, les personnages se font et défont au gré de rêves impétueux, les lieux cauchemardesques sortent par des bribes d'un passé que le narrateur recherche sur des sentiers improbables. Un narrateur qui se demande ce qu'est un oiseau, une eau, une fleur, un fruit, un arbre… Bien, recommençons pour bien comprendre car Djamel Mati, au contraire de ses deux premiers romans, n'a pas fait dans la facilité, plutôt dans la dentelle, c'est dire, un roman si violent et si tendre, un Aigre-doux exactement, un peu l'univers obsessionnel de Faulkner (Le bruit et la fureur). Par ailleurs, nous retrouvons ce rapprochement dans l'idée du monologue intérieur (technique littéraire qui exprime le cheminement désordonné de la pensée intime). Le personnage de Aigre-doux, dans un monologue successif, nous livre sa vision du monde par une pensée fragmentaire où coexistent des émotions et des sensations. Revenu (on ne sait d'où, peut-être de l'immensité du désert dont certains paysages s'entrecoupent dans sa mémoire fragilisée par l'amnésie), le narrateur se réveille dans une chambre auprès d'une compagne aimante et protectrice. Il restera dans cette chambre neuf mois (l'un des premiers rapprochements avec le cycle de vie) avant de décider de partir, de sortir de cette chambre qui n'a pu lui livrer les réponses qu'il cherche. Il quitte sa vieille cité et là, va commencer l'odyssée du narrateur qui va durer une heure ou une éternité. “Je m'en fous, pourvu que je sois ailleurs. Pour seuls compagnons, j'aurai des souvenirs flous à ressasser.” La longue marche des sans cœurs est allégorique tant tout n'est que rêve et imaginaire dans l'esprit du narrateur. Cette impression reculera au fur et à mesure que vous égrenez les pages du roman, car l'auteur y livre une vision hallucinée de l'Algérie, à travers la quête impossible d'un halluciné justement qui s'entraide de pilules au goût aigre-doux pour ne pas sombrer dans le néant, ce néant qui happe pourtant le pays. Le terrorisme, les fanatiques, la terre natale violentée, les intellectuels brimés et exilés, les cités devenues d'immenses nécropoles des cités cannibales comme les nomme l'auteur. Il y a certains passages du roman qui ne peuvent ne pas réveiller nos mémoires. “Une bande de copains unis comme les cinq doigts de la main. Des hauteurs de la ville, ils peuvent contempler les ondes bleutées qui s'étalent à l'horizon.” Un hommage à Jamil, Yacine, Hicham, Lyès et Mehdi, assassinés froidement par les terroristes en juillet 1998. Djamel Mati, d'une plume subtile pleine d'émotions, sans ce goût prononcé pour le sensationnel et le sang qui a caractérisé certains romans de cette horrible décennie 1990, a su, à sa manière, avec une écriture de parabole, de signes et d'allusions, restituer l'actualité, le vécu des Algériens confrontés à des tracasseries quotidiennes et au terrorisme. Oh, rassurez-vous, c'est un roman intelligent, car les mots tels que terrorisme, terroriste, terrorisés, égorgements, assassinats n'existent pas dans ce texte. Tout est insinué, suggéré par des tableaux successifs que le narrateur peint pour nous dans cette quête de lui-même dans un pays ébranlé par tant de fléaux. L'auteur, très imaginatif, va à l'encontre et à la rencontre de ce qui fait l'humain, sa folie notamment, et ses cupidités. Dans le chapitre intitulé La tour de Babel, l'auteur rappelle la légende de la création des langues (pour punir les humains d'avoir été trop prétentieux) par un subtil cheminement des idées pour tenter de comprendre pourquoi l'on marginalise chez nous les “savants” et qu'on glorifie les trabendistes et leurs dérivés. Tout est lié au fait et le narrateur qui va survoler toutes ces terres où la misère, la mort, la folie, les hallucinations, l'égoïsme, l'indifférence, l'amour et la passion constituent son univers. Pourtant, il rêve sans cesse d'une autre terre, d'une autre étoile, d'un imaginaire où les livres deviendraient liquides dans des flacons multicolores et qu'on puisse s'y enivrer à souhait. Quand l'odyssée prend fin et que le narrateur parti de cette rue du Diable, ce point 114 qu'il retrouvera transcrit dans tout ce qu'il a vu, sur les chemins tortueux et sur les visages accablés, il aura cerné son identité. Et quand il atteint la porte du désert d'où, semble-t-il, il est apparu la première fois à l'instant zéro, le narrateur se retrouve spermatozoïde, se prélassant d'un ventre chaud, et cherchant le chemin de la vie dans un décompte de neuf, huit, sept… zéro et sa réincarnation en un être incroyable (laissant la découverte au lecteur) que même le narrateur est surpris par cette transformation, dans une nouvelle naissance (un autre clin d'œil au cycle de la création). Djamel Mati aura réussi un pari, celui de nous introduire dans l'esprit complexe et brouillé d'un être humain où tout devient possible, où tout est permis, même quand le narrateur découvre qu'au fond de sa cabane, quelque part dans le désert terrestre, appauvri et aimé, va découvrir du bout de ses longues vues qu'il promène sur l'univers, se cherchant sur d'autres étoiles et de découvrir que, là-bas aussi sur une étoile, il y a une cabane semblable à la sienne et que le sextant lui donne le point B 114, par quel miracle, par quel cauchemar… C'est incontestablement un roman surprise pour cette année 2005, et “sache qu'il y aura toujours un autre lendemain qui te sera réservé”, conclut-il. N. B Djamel Mati : Aigre-doux Editions Apic/2005 270 pages/400 DA