Tout à la fois, une manière de vivre, mais aussi une philosophie de la vie aux ancrages civilisationnels affirmés. Au-delà des anecdotes qui entourent une légende ou l'histoire d'une fondation, le chaâbi reste, pour preuve et jusqu'à présent, un genre inclassable. On l'a si souvent et naturellement associé au blues, vraisemblablement pour son chant douloureux nourri aux résistances à l'oppression ; à un état d'âme, et, comme dans le jazz, au souffle de liberté. Mais on ne l'a jamais mesuré à lui-même et à son histoire. On peut depuis les côtes d'Afrique traverser l'Atlantique, suivre le cours du Mississipi et remonter la mémoire du blues. On peut plonger dans les bas-fonds de New York ou de la Nouvelle-Orléans pour retrouver les racines du jazz. Le chaâbi aussi est habité par les lieux qui l'ont vu naître. Et les lieux ont une histoire et le chaâbi, chacun pour sa part, ses fondateurs. Adossée à la Méditerranée, Alger du joug colonial, sa Casbah, le ghetto « indigène » pour désigner l'autre, l'inculte, le misérable, son port et ses dockers qui regardaient toute la richesse du monde leur passer sous le nez, sur leurs dos usés. Entre le vertige des quais et les rêveries de voyage juste au nom des bateaux, c'est le pays de Pépé le Moko vu d'en haut, vu d'en-bas, il était celui de la peine quotidienne, des cafés maures, des colères et des rages ravalées. Dans la géographie des ghettos, les cicatrices, à la longue, finissent par devenir des chants et les murs de l'intolérable, les partitions des fureurs futures. Le chaâbi comme le blues, comme le jazz est un chant du monde, un chant du changement du monde. On doit, à vrai dire, la fondation de la tradition chaâbi à El Hadj M'hamed El Anka. Pionnier novateur, il va, lui plus que les autres, incarner avec une voix d'une rare gravité un monde amer qui fait pleurer le ciel, tomber les montagnes et remuer l'écume des mers. Pour avoir su, durant son long apprentissage, chercher le savoir auprès des maîtres les plus sûrs et au moment de l'envol, de s'entourer des meilleurs talents, El Anka va réaliser une synthèse musicale inédite jusque-là. Tout cela est le fruit d'une longue maturation et El Anka n'est pas tombé du ciel. A peine adolescent, il entre, en tant que percussionniste d'abord, dans l'orchestre de cheikh Nador qui fut, plus que son maître, son père spirituel. On oublie trop souvent les autres, à qui il doit une solide formation musicale, comme cheikh Abderrahmane Saïdi, Sid Ali Oulid Lekehal, Sfindja, Derraz ou encore l'amitié du brillant érudit Sid Ahmed Ben Zekri. Il gardera toute sa vie la même soif d'apprendre, à l'écoute, à la rencontre et à l'exigence maladive, c'est-à-dire sans ornières et dans le meilleur de nous-mêmes, dont ont témoigné ses nombreux élèves. Durant ces années 1930 à 1950 et après la longue et sanglante « pacification » coloniale, la crise de 1929 va jeter sur les routes de la faim des milliers d'algériens vers les grandes villes et, à la seconde guerre mondiale, ils seront nombreux à servir de chair à canon, aux premières lignes contre le nazisme, les plus meurtrières. Le compte à rebours avait déjà commencé. Il restait le temps des ruptures douloureuses, brutales comme les réveils tardifs, mais salvatrices d'énergies trop longtemps en attente. Une rupture politique certes. Mais, et on ne le dit jamais assez, les artistes aussi étaient aux premières loges. Au moment du puissant mouvement fédérateur autour de la question nationale, l'audace et le génie d'El Anka est d'avoir su faire tomber les barrières entre la musique andalouse et le châabi, le medh et le moghrabi, le bédouin et le citadin, le profane et le sacré. Il forgeait ainsi, à la force du bras, une œuvre et un public mais aussi des disciples. Nourri aux sèves les plus précieuses des traditions musicales maghrébines, conservées jusque-là jalousement et qu'il va « revivifier », il restera également à l'écoute des musiques de son temps. On lui doit la structure actuelle de l'orchestre châabi, souple, mobile et qui fait penser aux formations du Jazz Band. Tout naturellement, il retrouvera dans le melhun, la musicalité infiniment riche des mots de la poésie et dans cette liberté, nouvelle pour l'époque, celle d'inventer son propre son. Dans la structure musicale-même de la qâcida, il imposera la force de son interprétation. Et plus encore, en collaboration avec Belido, artisan luthier ; entre la mandoline et le luth, il inventera la mandole, dont il avait le don particulier et inimitable de faire claquer les cordes. Mais tout cela a le prix de la solitude qui forge les caractères et El Anka n'en manquait pas, mais aussi d'avoir nourri l'amertume et l'orgueil blessé du maître à la fin de sa vie, précisément par le manque de liberté. La liberté justement, qui avait fait toute la force d'un genre musical, aujourd'hui national et qui, quand tout le poussait au repli sur soi, a su s'ouvrir au talent et à la création.