Si l'on s'amusait un jour à faire le décompte des cafés populaires qui existent à travers le pays, il est certain que leur nombre dépasserait, et de loin, celui des centres culturels, des salles de cinémas, des théâtres et des conservatoires de musique, tous réunis. Leur implantation de proximité ne pouvait que populariser leur présence d'où ce passage obligé qui reste, à une ou deux expressions près, un domaine masculin. Alger, d'où l'on voit la mer à chaque bout de ruelle sans que cela n'attire l'attention car faisant partie du décor de la cité, comme l'avait si bien dit le défunt romancier et musicien Saddek Aïssar, est peuplée de ces cafés qui ont grandi avec la ville pour faire partie intégrante, instinctivement faut-il le dire, du quotidien des Algérois. El Anka, comme beaucoup d'autres artistes ne pouvait échapper à cette règle puisqu'il a, dès sa tendre enfance, fréquenté les cafés pour écouter, apprendre et faire de la musique. El Anka ne pouvait se passer de ces lieux de convivialité qu'il considérait comme un pélerinage utile. Approximativement, la traduction de cet adage qasbaoui devrait donner « une cigarette et un café valent mieux qu'un roi dans son palais ». Fort de cet enseignement, Hadj El Anka a toujours fréquenté les cafés populaires qui, faut-il le souligner, étaient considérés comme de véritables centres culturels qui manquaient tant aux Algériens durant la période coloniale. De ces cafés populaires, Hadj El Anka en connaîtra, d'une manière régulière, au moins trois établissements : Le café des Sports, le café Malakoff et enfin le cercle sportif d'El Biar. Pour son apprentissage, il trimballait sa silhouette dans les cafés où Cheikh Nador animait des soirées, cependant c'est au café des Sports, situé à la rue Bruce dans la Basse Casbah, qu' El Anka jettera son dévolu. Tous les artistes passaient en ce lieu et l'exception féminine était Fadéla D'zirya qui animait des soirées. Une femme dans un café populaire ! Comme dirait l'autre, c'était fort de la part de Fadéla qui transgressait les tabous. El Anka passera de longues années dans ce café qui, aujourd'hui, malheureusement, se trouve dans un état lamentable même si, quelques replâtrages ont été effectués sans succès tant la rénovation ne répond à aucune étude préalable. Du rafistolage pour les besoins d'une conjoncture, pas plus. Le café des Sports, géré à ses débuts par Hadj Mahfoud, a totalement perdu de sa vocation même si ses murs résonnent encore de cette musique qui a bercé la citadelle et ses habitants. A quelques mètres du café des Sports, existait un autre lieu de rencontres de plusieurs artistes algérois. Il s'agit du café Malakoff situé à la rue du Vieux-Palais qui était géré par Hadj M'Rizek, un autre grand chanteur de chaâbi. El Anka se détache du café des Sports pour aller siroter son thé au café voisin. Il le fera une fois, deux, trois fois, plusieurs fois et s'habitua tellement à ce lieu qu'il en deviendra même le gérant peu après la mort de Hadj M'Rizek. A vrai dire, il y avait une certaine rivalité entre chanteurs qui se répercutait inéluctablement sur tout leur environnement. Par exemple, El Anka ne s'aventurait presque pas ailleurs, aussi le café Malakoff restera longtemps lié au nom de Hadj El Anka, tant il y passait le plus clair de son temps. C'était devenu un point de chute d'artistes et qui servira aussi de relais entre les chanteurs et les familles qui voulaient prendre des rendez-vous pour la célébration d'une fête. Le café Malakoff avait cette particularité d'offrir à ses clients ce que l'on appelait communément le côté salon et le côté jardin. Le salon, c'était l'intérieur du café, tandis que le jardin c'était un grand arbre qui était juste en face de la porte d'entrée, offrant une belle ombrelle pour certains clients qui adoraient goûter à la fraîcheur de cette verdure au centre d'une ruelle de la Casbah. Parmi les clients, il y avait Omar Mekraza un fidèle des lieux que certains prenaient pour le gérant tant sa présence était permanente. Pour la petite histoire, au café Malakoff, contrairement aux autres cafés, on jouait très rarement aux dominos ou aux cartes. Les journées étaient plutôt meublées par des discussions autour du chaâbi, de la musique avec un fond sonore d'une radio TSF trônant sur une étagère juste derrière le comptoir. Sur les murs point de photos de sportifs, par contre l'on pouvait aisément admirer des photos des mariages qui ont immortalisé Hadj El Anka. Tout comme le café des Sports, le Malakoff connaîtra le même sort. Il ne pouvait résister à la démolition de la Casbah. Il ne pouvait seul faire face à l'indifférence des autorités, qui ont laissé ce lieu historique qui a vu, pourtant, grandir plusieurs générations de chanteurs, d'amateurs de la musique chaâbie, dépérir. Le café Malakoff n'existe plus et comme nous le dira un ancien habitué des lieux « depuis que le café et le thé sont servis dans des verres en plastique c'est toute l'histoire des cafés populaires qui s'en va. Elle s'en va car aucun de nous n'a su, ou n'a pu, sauvegarder les traditions ». Une manière de ne pas se dédouaner à ce qui arrive à ces lieux, véritables repères de l'histoire de la Casbah et de la culture. Hadj El Anka l'avait compris et c'est avec un pincement au cœur que ce fils de la Casbah se faisait de plus en plus rare dans son quartier natal, dans les cafés de son enfance, de sa carrière, de sa gloire. Il l'avait compris un peu plus tôt que tout le monde en disant un beau jour qu'« il n'y a pas assez d'oxygène pour tout le monde », ironisait-il El Biar, les « yé-yé » et le football De la Casbah, Hadj El Anka fera un saut vers les hauteurs d'Alger pour s'installer à El Biar. C'était la fin des années soixante, la mode des yé-yé, les Beatles et déjà la chevelure d'Antoine et ses chemises à fleurs. La Casbah ne se prêtait pas du tout à ce genre, puisque le béret et le bleu de Chine étaient toujours prédominants même si le chaâbi se découvrait un nouveau genre, donc de nouvelles têtes d'affiche comme Chaou, Ahcène Saïd, Rahma Boualem, etc.. Ce qui allait devenir le néochaâbi faisait une entrée fracassante, car bien adopté par les ténors que sont Guerrouabi, El Ankis, Zahi. C'est donc le moment que choisira El Anka pour quitter sa Casbah natale qui semblait ne plus répondre à ses aspirations pour rejoindre ce qui était alors la banlieue algéroise. Il atterrira bien entendu dans un autre café populaire, un cercle sportif qui servait de lieu de rendez-vous aux joueurs et supporters de l'équipe de football el biaroise. La JSEB allait devenir une autre passion pour El Anka, puisqu'il meublera ses longues journées à l'intérieur de ce cercle sportif situé en plein centre d'El Biar, jouxtant l'ancien Monoprix. Inutile de souligner que les places étaient chères à l'intérieur de ce cercle, où El Anka semblait retrouver une seconde jeunesse au point où il allait renouer avec le football. Les discussions et les rencontres qui se multipliaient au niveau de ce cercle sportif ne pouvaient qu'aboutir à un rapprochement entre l'équipe d'El Biar et Hadj El Anka. Devenu lieu incontournable de la petite commune d'El Biar, ce cercle sportif n'arrivait plus à servir sa clientèle tant elle devenait de plus en plus nombreuse. Prendre un café où siroter une limonade au cercle de la JSEB n'était pas à la portée de tout le monde. Non pas à cause des prix proposés à la consommation mais tout simplement par faute de place, car tous les Algérois voulaient approcher le maître du chaâbi qui se gardait quand même de reprendre des refrains malgré l'insistance de ses amis. Pourtant, il fera une exception lorsque l'équipe de football de la JSEB, une formation de petite division, allait, en février 1970, éliminer de la coupe d'Algérie le grand Mouloudia d'Alger. Hadj El Anka, président d'honneur de l'équipe d'El Biar, s'était même permis, durant toute la rencontre, d'assister au match à partir de la ligne de touche. Du jamais vu de la part d'El Anka, qui, le soir de cette formidable qualification, ne se fera pas prier pour prendre son mandole et reprendre quelques refrains au grand plaisir des nombreux supporters qui avaient envahi le cercle sportif, sachant aussi que c'était en période de ramadhan. Donc, d'une pierre deux coups puisque El Anka chantait pour la victoire de son équipe et, par ricochet, il allait relancer les fameuses soirées chaâbies que l'on appréciait énormément, surtout lorsqu'elles se produisaient dans ces cafés qui ont tant donné à la musique. El Biar la « yé-yé », des Beatles, des « bouffas » et des cheveux longs se « reconvertit » alors au chaâbi. El Anka était passé par là. Tout El Biar s'identifiait dès lors au chaâbi dont Hadj El Anka en était le porte-drapeau. Le cercle sportif d'El Biar ne résistera pas longtemps au développement de la commune, puisque, actuellement, le fond de commerce a totalement changé de créneau. Dernier point de chute de Hadj El Anka, « le chalet » situé dans le vieux quartier de Nelson, à Bab El Oued. Le café populaire étant quelque peu dépassé, El Anka n'hésitera pas, pour se mettre à jour avec les nouvelles aspirations, d'inaugurer un salon de thé où la musique chaâbie n'était pas prédominante dans l'ambiance des lieux. El Anka y venait souvent mais ce n'était plus le même engouement. Un engouement qui connaîtra une baisse d'intensité après la mort d'El Anka. Et dès lors, bon nombre de cafés populaires ont laissé place à des pizzerias. Et, comme le dira un autre adage populaire, avec une traduction approximative : « Quand le ventre est plein, la tête se met à chanter. » Voilà à quoi est réduite la musique qui tente, tant bien que mal, à se remettre du creux de la vague d'où il est difficile de refaire surface.