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Vincent Geisser. Président du Centre d'information et d'études sur les migrations internationales (CIEMI) « Il faut permettre une libre circulation des cadres supérieurs »
Vous avez travaillé sur les jeunes diplômés maghrébins qui quittent leur pays pour aller poursuivre leur cursus universitaire ailleurs, en France surtout. Comment analysez-vous ce phénomène ? Pourquoi ces jeunes ne retournent pas dans leur pays d'origine ? Avant les années 1990, les jeunes partaient après une année d'études à l'université. Maintenant, ce sont des jeunes qui ont déjà des diplômes dans leur pays d'origine qui y vont faire des spécialités. Ils partent déjà avec un bagage de diplômé. Ils quittent leur pays pour diverses raisons et restent dans le pays d'immigration pour plusieurs aspects. En raison par exemple de l'absence de perspectives professionnelles. Mais ils ne font pas nécessairement des diagnostics réalistes. Ils mesurent les avantages comparatifs à entrer tout de suite au pays ou à rester travailler. Alors, qu'est-ce qui se passe : ils se disent je vais entrer, mais une fois que j'aurai gagné suffisamment d'argent. Finalement, ils se laissent prendre par le rythme de la vie et s'habituent petit à petit à une nouvelle vie. Ainsi, le projet d'émigration se modifie et le retour s'éloigne. Ils sont donc partis avec l'idée de ne plus revenir… Ce ne sont pas des diplômés qui partent avec l'idée de ne plus revenir. Ce sont des gens qui partent avec plutôt l'intention de revenir au pays. Mais en s'habituant au nouveau mode de vie, à de nouveaux amis, à de nouvelles formes de consommation, ils remodèlent leur projet migratoire initial. Ils retardent à chaque fois leur retour jusqu'à rester définitivement. Sinon, en raison d'une double déception, à la fois la peur de rentrer au pays d'origine et l'insatisfaction au pays d'accueil, ils choisissent ce que l'on appelle la deuxième destination. C'est-à-dire une émigration vers d'autres pays. Cette « deuxième migration » n'est-elle pas l'une des conséquences de la mondialisation ? En fait, on aperçoit qu'on est de plus en plus dans un marché de la compétence professionnelle, scientifique, universitaire qui se mondialise et que les individus intériorisent tout ça. C'est-à-dire, au pays d'origine, ils savent qu'il y a des perspectives plus ou moins bonnes. Comme dans le pays d'émigration, elles sont aussi bonnes. Ils intègrent donc dans leur projet migratoire cette mobilité. Avant, on était dans un rapport pays d'émigration (l'Algérie) - pays d'immigration (la France). Aujourd'hui, ce rapport explose et est remis en cause au profit de multiples choix. Parmi ces multiples choix, il y a la possibilité par exemple de travailler dans les pays du Golfe, au Canada ou encore aux Etats-Unis. Autrement dit, ils ne sont plus dépendants de la relation migratoire comme elle était au lendemain de l'indépendance et jusqu'aux années 1980. Ils font de l'émigration selon des profils individualisés en fonction des opportunités qu'ils ont. Vous avez également travaillé sur l'émigration intermaghrébine pour études. Qu'en est-il exactement ? J'ai travaillé essentiellement sur le cas de la Tunisie. Je peux dire que plus de 40% des diplômés tunisiens avaient fait leurs études soit en Algérie soit au Maroc. C'est-à-dire il y a aujourd'hui une vraie réalité de l'émigration intermaghrébine au niveau des études. Si on compare les pays maghrébins entre eux, il y a une complémentarité au niveau de la formation supérieure. Les différents pays du Maghreb offrent des formations techniques et technologiques tout à fait compétitives. Si l'on organisait à l'échelle du Maghreb des universités, il y aura une performance extraordinaire. S'il y avait vraiment une mise en commun des moyens universitaires avec des bourses d'études, ça créerait une dynamique. Cette dynamique existe actuellement dans la réalité des individus, mais pas dans la réalité des politiques et des Etats. Ces Etats donnent de moins en moins de bourses. Lorsqu'ils le font, c'est pour aller en Europe ou au Canada, mais jamais pour aller en Tunisie ou au Maroc. Comme si chacun des pays du Maghreb méprisait l'autre pays, pour ce qui est de l'université et de la formation. Pourtant, chacun de ces pays a une spécialité ou un domaine où il est meilleur que les autres. Pourquoi ne mettent-ils pas, par exemple, des cartes universitaires de l'Union du Maghreb arabe, de sorte à ce que les étudiants de ces pays puissent choisir librement l'université qu'ils veulent en fonction de leurs spécialités, et ce, sans autorisation. Comment peut-on freiner l'émigration vers l'Europe ? La solution sécuritaire n'est pas la bonne. Même si on met des murs, les gens réussiront toujours à les franchir. Je crois que le meilleur moyen est de permettre aux gens d'aller et venir en créant des possibilités de séjour à court et moyen termes, en leur disant : vous pouvez venir et retourner dans vos pays d'origine et revenir comme vous voulez. Parce qu'en fait, les gens ont un problème d'insécurité migratoire. D'incertitude. C'est-à-dire ils se disent que s'ils quittent la France par exemple, ils ne pourront plus y revenir. Cette incertitude les pousse à rester en France même dans des situations illégales. Il est clair qu'aucune solution ne pourrait arrêter l'émigration économique et des pauvres. Mais pour l'émigration des cadres, la possibilité de circuler entre le pays d'origine et celui d'accueil et même d'autres pays pourrait limiter cette migration clandestine en créant une véritable sécurité dans le cerveau et dans l'esprit des gens.