Sous un soleil de plomb, près de trois cents avocats, vêtus de leurs robes noires, ont observé hier un sit-in devant le nouveau siège de la cour d'Alger. A travers cette action, ils veulent interpeller les autorités sur leur exclusion des juridictions et les violations quotidiennes de leurs droits. Cette action à laquelle a appelé le conseil de l'Ordre d'Alger a été décidée, alors que le boycott des audiences de la cour se poursuit depuis près de deux semaines. Toutes les affaires ont été soit renvoyées, soit jugées sans la présence de la défense. Une journée de protestation nationale a également été observée le 10 juin, lors du procès intenté contre un avocat du barreau de Tlemcen, pour avoir déposé une plainte contre une juge au nom de son client. Plus d'une cinquantaine d'avocats se sont déplacés au tribunal de Remchi par solidarité avec leur confrère et l'affaire a été mise en délibéré après un débat qui a duré plusieurs heures. Hier, les robes noires ont exprimé pour la énième fois leur « ras-le-bol » de se voir « marginalisées » du secteur de la justice. Le choix de la nouvelle cour d'Alger, comme lieu de protestation, « est symbolique, dans la mesure où les concepteurs de cette juridiction n'ont prévu ni bureaux, ni salle de conférence, ni bibliothèque, ni toilettes pour les avocats ». Une volonté, disent ces derniers, de dénigrer encore davantage une corporation, partie prenante dans les décisions rendues au nom du peuple algérien. Dernière tentative Les avis de tous les avocats interrogés sur l'objectif de cette action se rejoignent. Il s'agit de « tirer la sonnette d'alarme » et de lancer une dernière tentative de dialogue avec les autorités avant de passer à un autre stade de revendication. La réunion prévue aujourd'hui avec la chancellerie, à sa demande, n'a pas pour autant pesé sur les événements. Chacun des contestataires estime que la situation dans laquelle se trouve aujourd'hui la justice est « très grave » et les mêmes explications reviennent sur toutes les bouches. « Une justice sans défense est une injustice », clame un membre du barreau d'Alger. Plus explicite, Me Debbache relève que la chancellerie, pour contourner le refus de la fonction publique à lui dégager des budgets pour le recrutement, a opté pour la formule de l'emploi des jeunes pour les postes de greffiers. « La plupart des greffiers recrutés ces dernières années l'ont été dans le cadre de l'emploi des jeunes, alors que la réglementation fait obligation qu'ils soient assermentés. Les conséquences d'une telle mesure sont extrêmement graves. Des procès-verbaux d'audition se perdent ou se retrouvent entre des mains étrangères aux parties ; des convocations pleines d'erreurs qui n'arrivent pas aux justiciables ; des jugements souvent comportant des fautes qui ne sont pas notifiés, etc. C'est cette justice que nous voulons dénoncer, car elle viole dangereusement le principe d'équité du droit à une justice », déclare Me Debbache. Sa consœur, Me Ouali, abonde dans le même sens, avant de rejoindre les autres avocats réunis pour une photo-souvenir avec l'emblème national. « Ce n'est pas un conflit de personnes » Le bâtonnier, Me Abdelmadjid Sillini, président de l'Union nationale des barreaux d'Algérie, déclare devant les journalistes que la corporation n'a pas l'intention de céder à « ces pressions », parce que dans le cas contraire, « les avocats ne vont plus pouvoir défendre les citoyens qui viennent les solliciter pour les mettre à l'abri de l'arbitraire des juges ». Me Sillini refuse de réduire la crise entre le conseil de l'ordre et les pouvoirs publics à « un conflit de personnes » entre lui et le président de la Cour suprême, Kaddour Berradja, ancien procureur général près la cour d'Alger. Il ajoute à propos de la réaction du syndicat des magistrats, qu'il n'a fait que reprendre « les préoccupations des juges qui viennent nous exprimer leur soutien, estimant que nos actions de protestation vont leur permettre de les libérer pour travailler en toute indépendance, sans les instructions et les notes de la chancellerie. Nous ne voulons pas d'une justice des statistiques. Nous refusons que les magistrats entrent dans les audiences avec presque 200 dossiers à juger. Quel est le juge qui est capable de se maintenir éveillé avec toutes ses capacités de discernement, de neutralité et d'équité, face à un volume aussi important de dossiers ? Nous militons pour de meilleures conditions de travail pour les magistrats, parce que nous sommes partie prenante dans les décisions qu'ils prennent ». Le bâtonnier ne met pas de gants pour prendre à partie le président de la Cour suprême, le qualifiant tantôt d'ennemi des avocats, tantôt de danger pour les droits de la défense, expliquant que l'exclusion des robes noires des jugements « est une violation flagrante » des droits des justiciables pour un procès juste et équitable. A propos de l'assemblée générale extraordinaire de l'Union des barreaux, prévue les 21 et 22 juin à Alger, Me Sillini affirme qu'elle a été décidée après que toutes les voies de dialogue avec la chancellerie « se sont fermées ». Selon lui, la plate-forme de revendications des robes noires a été adressée au ministre de la Justice, au mois de février dernier, mais « elle n'a été suivie d'aucun geste de volonté » pour régler définitivement cette crise. Les revendications ont trait entre autres à la cessation des poursuites judiciaires engagées contre les avocats dans le cadre de l'exercice de leurs fonctions, la levée de tous les obstacles qui bloquent l'accomplissement de la mission des robes noires et l'ouverture de l'école de formation des avocats annoncée, il y a deux ans, par le président, la mise en place d'espaces de réflexion et de travail au profit des avocats au sein de l'ensemble des juridictions afin de leur donner de meilleures conditions pour l'exercice de leur profession. « Malheureusement, il y a des centres occultes qui veulent humilier les avocats. Ils maîtrisent l'art de créer et de maintenir le pourrissement. Toutes les professions liées à la justice sont prises en charge par les plus hautes autorités du pays qui, d'ailleurs, leur accordent – et c'est tant mieux – un intérêt particulier, sauf celle des avocats. Il existe des écoles de formation pour les magistrats, les greffiers, mais pas pour les avocats, est-ce normal ? », souligne Me Sillini à la presse. Il révèle en outre ne pas être en mesure de dire si la réunion d'aujourd'hui au ministère de la Justice aboutira à des solutions rapides. Pour lui, « ce n'est qu'une tentative de dialogue. Il ne faut pas anticiper sur les résultats de la rencontre ».