Le 8 mai 1945, le mouvement national décide de s'associer aux réjouissances qui vont dans toutes les localités commémorer la fin de la guerre mondiale et la victoire des forces alliées sur le nazisme. Dans certaines villes, les manifestations pacifiques, mais dotées de mots d'ordre nationalistes, dégénèrent en émeutes à la suite de provocations, le plus souvent policières. Dès le départ, des dizaines de morts sont déclarées aussi bien dans la population française que musulmane. Le décor est planté pour une répression collective d'une envergure et d'une brutalité inégalées et où seront mises à contribution l'ensemble des forces terrestres, aériennes, navales... Ces opérations punitives qui vont s'échelonner durant plusieurs semaines feront plusieurs milliers de morts, des dizaines de mechtas détruites, des milliers de prisonniers... Les victimes ne sont pas des coupables districtement situés mais des hommes et des femmes de tous âges, dont le seul crime est leur commune appartenance à la communauté ethnique que l'on a décidé de sanctionner. Punitions barbares pour venger la centaine de morts d'origine européenne mais aussi pour impressionner l'ensemble de la communauté musulmane et « éviter la contagion insurrectionnelle », expliquera Duval, le général français en charge de la répression. Finalement, c'est davantage par ce caractère prémédité et fondamentalement raciste que par le nombre de victimes et le volume des destructions matérielles que les « évènements de 8 Mai 1945 » sont un « crime contre l'humanité ». Les assises des 7, 8 et 9 mai 1990 ont eu à débattre d'un thème sous forme d'interrogation « Les crimes coloniaux, crimes de guerre, crimes contre l'humanité ? » Le crime de guerre était une notion connue énoncé par les fameuses conventions de Genève sur la protection des civils en temps de guerre et nous nous étions déjà enracinés dans nos activités politiques à l'utiliser pour pourfendre le système répressif de la colonisation. Le crime contre l'humanité était par contre une notion toute nouvelle, née au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, pour punir une catégorie de crimes jusque-là impunis suivant les règles édictées alors en particulier : son caractère prémédité, sa philosophie raciste. C'est enfin l'imprescriptibilité de cette forme de crimes qui la distingue des crimes de guerre que les accords d'Evian déclarèrent prescrits pour les deux adversaires algériens et français. Les assises de Kherrata, eu égard à la qualité des participants algériens et étrangers, ont capitalisé une riche moisson de connaissances sur les différentes formes des agressions coloniales. Dans cette rencontre, la participation d'Albert Paul Lentin et de Me Matarasso du barreau de Paris a été pour beaucoup dans la clarification du sujet traité en raison notamment de leur participation directe à deux événements marquants de l'actualité d'alors : Albert Paul Lentin a été membre de la « commission Tubert » chargée d'enquêter sur les événements du 8 Mai 1945. Il fut également juge au tribunal de Nuremberg et en tant que TEC à participer activement au jugement des criminels nazis. A ces deux titres, il était pleinement qualifié pour dire le droit sur les crimes étudiés à Nuremberg et ceux sur lesquels il a enquêté en tant que membre de la commission Tubert, commission dont on sait comment elle a fini par être dissoute. Avec A. P. Lentin, Me Matarasso a participé en tant qu'observateur, au titre de la résistance, aux travaux du tribunal de Nuremberg. S'inspirant des principes de Nuremberg, il a été entre autres l'auteur de la charte du « tribunal de Russel », présidé par J.-P. Sartre et chargé de juger les « crimes de guerre » et les « crimes contre l'humanité » commis par l'armée américaine au Vietnam. A l'exposé magistral que firent ces deux participants et les nombreuses interventions qui ont suivi, toutes aussi brillantes les unes que les autres et d'une haute portée pédagogique, l'ensemble des participants sortaient avec la conviction que le conteste et la manière dont se sont déroulés les événements de mai 1945, leur préméditation, leur ampleur raconté par des témoins vivants, le caractère racial de l'entreprise, tout cela et bien d'autres caractéristiques de cette répression en font, incontestablement, « un crime contre l'humanité ». Les massacres de mai 1945, définis par les assises du 7, 8 et 9 mai 1990 à Kherrata comme « crimes contre l'humanité », ne sont ni l'unique ni le premier programme dans l'histoire du colonialisme. Les punitions collectives avec leur flot de massacres, de destructions, d'arrestations massives qui ont caractérisé ces évènements ont précédé et suivi la date du 8 mai 1945. Le choix de la date, limité à la seule journée du 8 mai, s'explique par la puissance symbolique de cette date qui est devenue de portée universelle. Cette date marque en effet l'effondrement d'un ordre bâti sur une idéologie raciale - l'aryanité - et dominatrice, ayant commis des crimes « sans précédent », énoncera le tribunal de Nuremberg qui allait juger les principaux auteurs de ces forfaits. Les événements du 8 Mai 45 par leur ampleur, mais aussi parce qu'ils s'emprenaient à l'ensemble d'une communauté distincte éthniquement, se situent dans la logique de l'énnoncé des lois et des règles qui ont présidé au procès de Nuremberg. Une longue réflexion et de très nombreux contacts avec des experts pénalistes internationaux ont précédé les assises réunies pour débattre de la classification juridique des massacres de mai 1945. En l'occurrence au regard du droit international, les délits dénoncés relevaient-ils des « crimes de guerre » énoncés par les conventions de Genève ou relevaient-ils des délits définis par le tribunal de Nuremberg comme des crimes contre l'humanité ? Toujours durant ces assises, ces vengeances collectives qui prirent l'allure d'un règlement de compte racial - Ch Ageron, Histoire de l'Algérie contemporaine - étaient-ils le fait d'un dérapage incontrôlé de certaines forces répréssives ou s'agissait-il d'une opération programmée par les autorités en place ? Longtemps, la controverse entre les autorités coloniales et le mouvement national a tourné autour du chiffre des victimes et accessoirement de la brutalité de la répression. Ce faisant, on est passé à côté de l'aspect essentiel qui caractérise pénalement - depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale et le procès de Nuremberg - ce genre de crimes. Parmi les interventions qui ont contribué à clarifier le débat sur cette question capitale, il faudrait retenir plus particulièrement celles de M. Albert Paul Lentin et Me Matarasso, tous deux juristes éprouvés mais surtout ayant participé pleinement aux travaux du tribunal de Nuremberg. Le premier en tant que juge, le second en tant qu'observateur attitré... Leurs dépositions confirmèrent en tous points les parallèles faits par divers intervenants, entre les actes répressifs commis en Algérie et les massacres collectifs et opérés dans certaines régions d'Europe et qui ont été jugés à Nuremberg. Malheureusement et pour des raisons politiques évidentes, la vie de ce tribunal fut écourtée avant qu'il n'ait pu achever la mission pour laquelle il a été créé. Très vite, les vainqueurs de l'axe vont se ressaisir et pour cause !... Ces lois universelles qu'ils venaient d'édicter contre le nazisme étaient en fait des armes à double tranchant qui ne manqueraient pas de mettre à rude épreuve leur propre système de domination du monde. D'où ces propos médusés de Lentin sur cette institution dont il fut membre à part entière et de laquelle il attendait beaucoup au départ : « Il faut commencer par dire ce qu'a été ce procès. Ce fut un procès inachevé, en ce sens que les autres procès qui devaient suivre n'ont pas eu lieu. Ni le procès des grands industriels ni le procès de l'impérialisme japonais. Par le procès de l'impérialisme japonais, on aurait connu tous les crimes commis en Asie par les alliés hitlériens. Procès inachevé et aussi procès contre l'universalisme et contre l'universel ! Si on regarde les faits dans leur brutalité, le procès de Nuremberg a été un procès du monde occidental et les droits de la défense ont été pleinement assurés. Ceux qui ont fait le procès ont laissé une marge de manœuvre à la défense. Ce ne fut pas un procès des vainqueurs contre les vaincus comme l'affirment les négationistes. Mais autant il a été équitable en ce qui concerne l'Occident, autant il ne l'a pas été ailleurs, dans les autres régions du monde. Dans une zone de plusieurs milliards d'êtres humains, tout s'est passé comme si cette zone n'avait jamais existé. » Le tribunal de Nuremberg dissous avant qu'il n'ait achevé la mission pour laquelle il a été créé, les puissances alliées se sont empressées chacune à sa manière de se prémunir contre les effets boomerang de cette nouvelle notion de droit international qu'elles ont elles-mêmes édictée : « Le crime contre l'humanité ». C'est ainsi par exemple que les différents gouvernements français qui se sont succédé depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale ont constamment refusé d'introduire dans leur législation pénale cette disposition. A cet égard, voici quelques extraits d'une correspondance adressée à la Fondation du 8 Mai 1945 par le président de la Ligue française des droits de l'homme, en date du 16 octobre 1996 à propos des poursuites engagées alors contre Maurice Papon, responsable principal des ratonnades du 17 octobre 1961 à Paris : « La plainte que vous envisagez de déposer a toutes les chances d'être déclarée irrecevable en raison de l'état de la législation française. Nous ne pouvons en effet saisir une juridiction que pour des faits caractérisés, et qui ne sont pas prescrits. Les faits sont caractérisés mais malheureusement la définition du crime contre l'humanité telle qu'elle était retenue dans notre droit au moment où ces faits se sont passés ne permettait pas de considérer, à l'époque, qu'il s'agissait d'un crime contre l'humanité. Les nouvelles dispositions du code pénal de 1994, qui ont caractérisé de façon, cette fois-ci, générale le crime contre l'humanité et ne l'ont pas limité aux faits de la Seconde Guerre mondiale, permettraient une poursuite, mais je ne pense pas que cette loi puisse avoir un effet rétroactif. La Cour de cassation s'est déjà prononcée en ce qui concerne les crimes commis pendant la guerre d'Algérie qu'elle n'a pas voulu retenir comme crimes contre l'humanité. Je crains donc que sur le plan de la justice pénale vous rencontriez beaucoup de difficultés. » Pour la fondation du 8 Mai 1945, les événements du 17 octobre 1961 à Paris, par leur volume, leur caractère de punition collective et raciste, étaient pénalement du même type que les massacres du 8 mai 1945. Notre plainte contre Papon offrait l'avantage d'être plus défendable au moment où ce responsable était poursuivi pour un crime identique commis le 15 juillet 1942 contre la communauté juive de Bordeaux. Dans les deux cas, la similitude est totale avec cette circonstance aggravante. A Paris, il était le maître d'œuvre principal des opérations répressives qu'il a hautement revendiquées ; pour Bordeaux, il a toujours nié être le commanditaire des rafles et desdéportations juives et clamé son « rôle très secondaire » en tant que simple secrétaire général de préfecture. Il n'y a pas que les gouvernements qui se sont prémunis par toutes sortes d'artifices et de procédures contre cette nouvelle notion qui se voulait une avancée dans le droit international. Des publicistes renommés ont puisé dans toutes les ressources de leur talent pour innocenter les « opérations de pacification » de leur forces armées dans les colonies françaises et traiter d'amalgame inacceptable le parallèle qui était fait contre les forfaitures du nazisme et celles du colonialisme. A l'occasion du procès Barbie, et pour récuser la similitude qui était faite entre les atrocités allemandes et celles commises en Algérie par de nombreux généraux français, un académicien de renom, André Frossard, a édité un opuscule Le crime contre l'humanité. Je me contente de citer un court extrait en rapport avec notre sujet : « Il n'y a pas eu de crimes contre l'humanité pendant la guerre d'Algérie parce qu'il y avait une armée algérienne... A la limite, ce sont des crimes de guerre. » On ne chicanera pas Monsieur Frossart qui cite à l'appui de son argumentation l'assassinat par les nazis des petites filles d'Izieu dans le Rhône, en lui opposant des exemples similaires tirés du rapport de Michel Rocard. On se contentera de faire remarquer qu'en 1945, il n'y avait pas d'armée algérienne et qu'à ce titre ces massacres collectifs étaient bien des « crimes contre l'humanité ». *Par le célèbre avocat Jacques Vergès. Ce discours pro domo d'André Frossard nous rappelle les nombreux autres Cicéron que l'empire colonial s'est donné pour sa défense, et par contrecoup toutes les lectures qui ont agréablement nourri notre jeunesse militante. Mais son célèbre traité Discours sur le colonialisme, Aimé Cesaire dénonçait vigoureusement le pseudo-humanisme occidental et ses jugements à deux niveaux des idéologies totalitaires en fonction des origines « raciales » de leurs victimes. « (...) Que ce nazisme-là, on l'a supporté avant de le subir, on l'a absous, on a fermé l'œil là-dessus, on l'a légitimé, parce que, jusque-là, il ne s'était appliqué qu'à des peuples non européens. (...) Qu'au fond, ce qu'il ne pardonne pas à Hitler, ce n'est pas le crime en soi, le crime contre l'homme, ce n'est pas l'humiliation de l'homme en soi, c'est le crime contre l'homme blanc, c'est l'humiliation de l'homme blanc, et d'avoir appliqué à l'Europe des procédés colonialistes dont ne relevaient jusqu'ici que les Arabes d'Algérie, les coolies de l'Inde et les nègres d'Afrique. Et c'est là le grand reproche que j'adresse au pseudo-humanisme : d'avoir trop longtemps rapetissé les droits de l'homme, d'en avoir eu, d'en avoir encore une conception étroite et parcellaire, partielle et partiale et, tout compte fait, sordidement raciste. »