Tout véritable écrivain se surprend assez souvent à faire des choses qui n'entrent pas dans sa démarche initiale, voire son imaginaire. C'est pendant cette opération, appelée écriture, que le détournement a lieu. Une espèce de réfraction, pourrait-on dire, se fait à partir d'un corps lumineux déviant sa trajectoire, non pour illuminer un autre corps supposé se trouver dans sa ligne de mire, mais pour se faire une nouvelle raison dans le monde physique. La démarche spirituelle entreprise par certains penseurs dans les différentes civilisations, ne connaît-elle pas cette même volte-face ? On donne l'impression de se diriger vers un but précis et c'est un autre qui pointe dans un ailleurs inattendu. Justement, c'est ce charme du non-voulu, du non-recherché, qui semblerait entretenir la flamme dans le cœur du soufi andalou, Ibn Arabi (1165-1241) et de l'humaniste de la Renaissance, Erasme (1466-1536). Les deux, engagés dans le feu de l'action intellectuelle et spirituelle, celle de repousser les limites devant l'homme dans sa relation avec le ciel, se révoltent, poliment, en cours de route contre toutes les convenances, refusant ainsi de cheminer, pas à pas, derrière le commun des croyants du monde. De fait, s'exclament-ils, pourquoi vouloir rétrécir le champ de vision alors que celui-ci ne demande qu'à être élargi au fur et à mesure pour éviter à l'homme d'entrer en conflit avec son semblable ? Pour le premier aussi bien que pour le deuxième, l'amour du prochain, à quelques nuances près, constituerait la bannière sous laquelle devraient se rallier toutes les créatures de l'univers, bref, toute la biodiversité pour reprendre le langage de nos jours. Irrité par des adversaires qui avaient mal accueilli son grand ouvrage Les illuminations mecquoises, et qui n'étaient, en fait, que des jurisconsultes opposés à toute interprétation soufie du texte coranique, Ibn Arabi explose pour de vrai dans son fameux recueil de poèmes, L'interprète du désir : « Mon cœur devient capable de toute image : il est prairie pour les gazelles, couvent pour les moines, Temple pour les idoles, Mecque pour les pèlerins, Tablettes de la Torah et Livre du Coran. Je suis la religion de l'amour, partout où se dirigent ses montures, L'amour est ma religion et ma foi ». Pour son malheur, il dut livrer bataille aux mêmes adversaires, dans certaines mosquées et cénacles de Damas, pour expliciter, encore une fois, la teneur de ses poèmes et éviter ainsi de tomber sous le coup de la loi de ceux qui croyaient être les seuls dépositaires de la véritable interprétation du texte coranique. Dans l'éloge de la folie, écrit d'une grande saveur littéraire, Erasme, en penseur d'église, mais, en homme de lettres surtout, se fait fort de faire remuer une Europe qui se débattait encore dans les rets du réformisme. Il s'agissait donc, pour lui, de recadrer la vérité de l'homme en ce bas monde quitte à se révolter, comme Ibn Arabi, contre un certain dogme préétabli. « Pourquoi, s'interroge-t-il, désirerais-je un temple, disposant du plus beau de tous, puisque j'ai l'univers ? Partout où il y a des hommes, j'ai des fidèles ». En fait, ces derniers ne surgissaient pas à l'improviste, il fallait beaucoup de cran et d'esprit pour emboîter le pas à cet homme qui savait comment se révolter sans finir dans un brasier comme Giordano Bruno, autre révolté de la Renaissance. En somme, c'est un beau pied de nez que font Ibn Arabi et Erasme, tour à tour, à des jurisconsultes étriqués, inféodés à leurs gouvernants, ou à de pseudo humanistes en retard de plusieurs révolutions intellectuelles. On attendait les deux au tournant, mais, leur belle révolte langagière, non voulue au départ, leur a permis d'esquiver les coups bas de leurs adversaires. N'est-ce pas là une très belle leçon d'acrobatie intellectuelle de la part de ces deux géants qui semblent, à première vue, aller à contre-courant de l'histoire des idées et des croyances, mais qui savent redresser la barre en temps voulu ? Faut-il rappeler encore que les deux figurent parmi les plus grands écrivains du monde ?