Le poète tunisien, né en 1951, a eu besoin de ramasser ses souvenirs et de leur donner les ailes de l'écriture. Homme de plume bilingue, Tahar Bekri, enseignant à Paris, est aussi un grand voyageur de l'espace francophone où il lit ses textes et débat sur l'état de la langue française, du bilinguisme, des traductions et de la perception des cultures des uns par les autres. Ces sujets l'intéressent mais le lassent parfois, du fait des questions répétitives posées par un public, certes acquis, mais aux préjugés nombreux, comme il le dit dans l'ouvrage de souvenirs qu'il vient de publier*. La poésie de Tahar Bekri est une poésie directe et sensible où la révolte se mêle à la perception de la nature, de l'environnement, des fleurs et du ciel dans une idée de grandeur et de mystère. Lorsque j'ai eu entre les mains Le livre du souvenir, je dois avouer que j'ai abordé sa lecture avec un léger scepticisme, car, pour convaincre, les journaux intimes relèvent du pari. Soit l'auteur est très connu et cela intéresse les spécialistes, soit on tombe dans des pensées attendues et on abandonne la lecture. Quelle ne fût ma surprise lorsqu'après quelques pages, j'ai poursuivi sans discontinuer, pris dans l'étrange sensation de faire une rencontre, de passer un moment lors d'un voyage avec quelqu'un qui vous raconte des bribes de sa vie. Le poète Tahar Bekri gagne ce pari et remonte le temps sur une vingtaine d'années, de 1987 à fin 2006. Les réflexions se suivent au hasard des rencontres professionnelles et des amitiés nouées ici et là. Il est évident que dans toute vie, certains jours, échanges ou événements sont plus marquants que d'autres. Au fur et à mesure des pensées et réflexions, le lecteur entre dans un univers particulier, celui d'un intellectuel curieux de tout, fidèle à ses amitiés danoises du côté de Greve Strand par exemple, à ses amours, à sa terre natale, celle de Gabès, et à Paris dont il veut se sauver parfois. Il est reconnaissant à cette France qui l'a accueilli quand il était adolescent, du côté de la Baule, et, plus tard, dans l'exil, quand il avait osé manifester sa désapprobation à l'égard de la politique de la Tunisie des années 1970-1980. Le livre de Tahar Bekri n'est pas une autobiographie, mais un recueil de mémoire qui reprend où des détails précis de l'intime sont mêlés à l'histoire en cours. Tahar Bekri possède la mémoire de l'émotion et c'est ce qui plaît dans ce livre du souvenir. Des idées fortes sont exprimées ici et là comme celle sur la frontière raciste entre l'Afrique du Nord et l'Afrique subsaharienne. Il parle de proximité avec les auteurs africains de tout le continent en refusant « ces clivages absurdes entre le Maghreb et l'Afrique noire ». L'auteur est sensible aux malheurs de l'Afrique, comme actuellement ceux du Darfour. Se posant la question du pouvoir des poètes et des romanciers contre les massacres et les guerres, il parle de « pauvres plumes », mais il continue d'écrire pour conjurer le sort. J'avais rencontré Tahar Bekri dans les années 1990 à Alger et je sais son attachement à l'Algérie. Cet ouvrage confirme cela et révèle la profondeur de sa relation avec les intellectuels algériens et sa position de défense des poètes et romanciers lors de la décennie noire. Sa relation avec Tahar Djaout qui lui avait remis un manuscrit à l'aéroport d'Alger pour le donner à l'éditeur, pour être sûr qu'il arrive à bon port. Avec Rachid Mimouni qui lui disait lors d'une rencontre au Maroc : « Viens mon grand, il nous faudra organiser une grande rencontre internationale des intellectuels contre l'intolérance. Il faudra montrer un Islam autre que celui qu'ils souillent ». Il évoque Habib Tengour et Youcef Sebti vu à Alger peu avant son assassinat horrible, Assia Djebar qu'il décrit comme pleine de vie en privé lorsqu'il l'a rencontrée à Angers, et aussi Malika Mokaddem et tant d'autres. Plusieurs de ses références renvoient à Kateb Yacine qu'il cite, en rappelant la grandeur du poète. Bien entendu, ce ne sont pas les seules rencontres évoquées. Il y a aussi cette bouleversante relation avec son frère malade. Tahar Bekri a le courage de dire l'hypocrisie de certains dirigeants occidentaux qui ne dénoncent le fondamentalisme religieux que depuis le 11 septembre, alors que des milliers de démocrates arabes ont été assassinés par les islamistes. Il rappelle la tentative d'assassinat du Nobel de littérature, Naguib Mahfouz, par les islamistes égyptiens et cela dans l'indifférence des médias européens : « Le plus inacceptable face à la folie meurtrière est l'hypocrisie avec laquelle on semble découvrir le radicalisme religieux. Depuis 1928, au moins pour l'Islam contemporain, le mouvement des Frères musulmans, né en Egypte, terrorise les libéraux, les réformateurs, les laïcs, les modernistes musulmans ». Il rappelle avec force les intimidations contre Nawal Saâdaoui qui défend bec et ongles la modernité de la femme arabe. Publié en Tunisie, il faut le souligner, ce livre de souvenirs est très ancré dans l'avenir, exprimé ici avec profondeur et justesse, poésie et sensibilité. *Tahar Bekri, « Le livre du souvenir », Tunis, Ed. Elysad, 2006.