Interrogé en phase d'intenses préparatifs du premier forum sur « L'université et le monde productif », qui s'ouvre aujourd'hui à l'université de Béjaïa, Djoudi Merabet, recteur de l'université de Béjaïa, nous explique dans cet entretien les objectifs des réformes LMD, la nouvelle place de l'université algérienne dans l'échiquier économique, la formation de compétences en synergie avec le monde productif et sa contribution à la réussite des pôles de compétitivité autour desquels est appelé à se structurer notre appareil productif. Les universités algériennes, et sans doute encore plus celle de Béjaïa, se préoccupent depuis peu d'établir des ponts entre elles et les entreprises. A quoi attribuez-vous cet intérêt, pour le moins tardif, pour la sphère économique ? Directive gouvernementale à appliquer ou réelle prise de conscience ? Je pense que nous vivons un profond bouleversement au niveau des relations entre le monde de la production et celui du savoir. Je crois que plus rien ne sera comme avant. Les entreprises autant que les universités ne pourront plus exercer leur activité comme elles l'ont fait par le passé. Des liens organiques devront s'établir entre ces deux pôles de l'activité économique. L'innovation sera incontestablement l'avantage concurrentiel de demain. Les entreprises de par le monde se recentrent sur les activités à forte charge en matière grise, pour être en mesure de concevoir le produit et le processus de sa réalisation, anticiper la demande, provoquer les ruptures, les discontinuités qui vont modifier fondamentalement l'avantage concurrentiel en leur faveur. Nos entreprises doivent en effet se battre pour conquérir des positions dans ce qui est convenu d'appeler la nouvelle économie. En quoi cela peut provoquer le changement ? L'avantage concurrentiel des nations ne se fonde plus aujourd'hui sur les matières premières ou l'énergie, mais sur l'innovation, la communication et les réseaux du savoir. Je veux que notre « jeune vieille » université pose des paradigmes nouveaux au secteur productif et à l'université algérienne. Nous devons construire la puissance de notre pays sur le savoir et là, l'université retrouve tout son rôle d'éclaireur pour la société. Vous voyez que l'organisation de cette rencontre est plus pour nous que céder à un effet de mode. Elle procède d'une forte conviction en la capacité de notre pays à figurer parmi l'élite de ce grand village planétaire. Mais pour autant, il faut accepter de nous remettre en cause, revoir nos manières d'opérer autant dans l'université que dans l'entreprise. Je vois souvent des confrères universitaires se plaindre parce que le monde de l'entreprise leur est fermé, voire des amis industriels regretter que l'université soit si peu attentive à leurs préoccupations. Je pense qu'un problème bien posé est un problème à moitié résolu. L'objectif du forum de Béjaïa est tout modeste, en même temps immensément ambitieux. Il vise à réunir les premiers concernés pour les amener à bien poser les problèmes. L'interaction importante entre l'entreprise et l'université est due aux changements mêmes du monde de l'entreprise et du monde universitaire. L'université est aujourd'hui inscrite dans une dynamique de réformes qui favorise l'initiative, la création et l'innovation. L'entreprise évolue dans un dispositif de compétitivité permanent qui nécessite des compétences capables de porter l'innovation, d'assurer des résultats en respectant les échéances et d'optimiser les contraintes budgétaires. Ces éléments ne sont pas contradictoires, mais plutôt complémentaires. La recherche développement et la dynamique entrepreneuriale constituent généralement des centres d'intérêt qui conduisent à une collaboration fructueuse entre l'entreprise et l'université. Par ailleurs, je pense qu'il y a une réelle prise de conscience sur l'urgence d'une formation de qualité, une ouverture sur les nouveaux métiers et un accompagnement dans l'insertion professionnelle. Les volontés se sont toujours bien exprimées par les responsables des deux côtés, mais les intérêts ne convergent pas et les contraintes sont nombreuses. Donnez-nous un exemple de contrainte. La première difficulté à résoudre est d'apprendre à travailler ensemble. La seconde est liée aux modes de fonctionnement des uns et des autres. La majorité des universités algériennes, pour ne pas dire la totalité, n'a de recette que les frais d'inscription de ses étudiants qui ne constituent même pas un centième de son budget. Prenez l'exemple de l'université Paris 6 en France, le nombre de contrats et conventions, conclus annuellement, s'élève à plus de 400, pour plus de 17 millions d'euros de chiffres d'affaires ; ces chiffres sont à méditer. Certaines entreprises aussi ont leurs contraintes liées à l'autonomie, au budget, etc. Mais si les moyens financiers sont une contrainte déterminante alors que par définition ils ne sont pas rares, il est difficile de convaincre les uns et les autres et de les réunir. Vous voulez dire que c'est l'échec et qu'il n'y a pas de solution ? Absolument pas. Je suis fier de la performance de mon pays, dans une situation exceptionnellement dure. Songez donc, en même temps que tombait le mur de Berlin, que toute l'humanité se retrouvait dans la grande marche du progrès, alors que l'économie de marché s'imposait sans conteste, pendant que la compétitivité des entreprises se retrouvait décuplée par la révolution de la communication et des réseaux du savoir, nos entreprises et nos universités faisaient le dos rond, face à la déferlante d'une violence terroriste. Des cadres sont restés à leur poste, des industriels ont continué à investir, à risquer leurs capitaux pour créer de la richesse et des emplois, des enseignants ont assumé leur tâche avec dignité, et notre pays est resté debout. Cependant, il faut continuer et aller plus loin. Définir la voie et les moyens à mettre en œuvre, le changement dans les relations que cela induit, voilà aussi l'objectif du forum de Béjaïa. Pour ce qui est de notre importante mission de former les élites exigées par ces changements structurels dans l'économie mondiale, il va de soi qu'un important effort doit être fait, voilà le sens des réformes LMD. Bien entendu, l'insertion professionnelle des diplômés sera à mon avis un des critères d'évaluation de la performance de l'université de demain. Nous avons évalué la relation de l'université de Béjaïa avec le monde productif et nous avons constaté qu'il est nécessaire de travailler autrement. Et quelle conclusion en tirez-vous ? L'articulation université-entreprise est incontestablement la potion magique pour réussir une insertion active et générer des possibilités d'expansion et de création de richesses et d'emplois. Notre engagement en 2004 dans la dynamique des réformes LMD, visant un enseignement de qualité et en phase avec les attentes du monde productif, s'inscrit parfaitement dans cette perspective. Nous avons tissé un réseau de conventions locales, régionales et nationales fort intéressant et nous sommes décidés à le promouvoir encore plus. Nous avons compris que le travail devait se faire autour de projets communs. Toutes les actions où gravitent les intérêts des deux parties ont réussi. On doit financer des projets et des actions qui rapportent quelque chose aux deux parties avec une évaluation continue, suivie de l'obligation de résultats. Travailler autrement, ne signifie pas l'immobilisme et surtout pas l'échec. La solution comme vous le dites, c'est de former des cadres capables dans les entreprises qui les emploient ou qu'ils ont créées, de prendre des risques d'innover, d'inventer, de rêver, d'imaginer l'avenir. C'est ainsi qu'ils construisent la nouvelle société. La dynamique du changement, on le sait bien, vient des créateurs. Vous organisez aujourd'hui et demain la première grande rencontre visant à susciter des synergies entre le monde de la recherche et celui des entreprises. C'est donc à la préparation d'un événement fondateur que vous et vos collaborateurs êtes bien conscients de travailler ? Incontestablement. Je crois avoir insisté sur le fait que le forum de Béjaïa n'est pas une énième rencontre entre l'université et le monde de l'industrie. D'abord, je dois vous dire que c'est une véritable institution vouée à établir un lien entre l'université et le monde productif qui va voir le jour, pour le plus grand bien de notre pays. Ce lien va perdurer et vivre tout au long de l'année. Il vivra par des rencontres sectorielles, voire entre entreprises ayant les mêmes préoccupations (exemple pénétrer le marché méditerranéen) qui se tiendront tout au long de l'année, des ateliers de travail entre universitaires et industriels, des séminaires de formation sur des thèmes ciblés comme l'intelligence économique, le droit des affaires, etc. Béjaïa est une ville agréable, les Béjaouis sont connus pour leur hospitalité et leur gentillesse, je suis sûr que bientôt nous serons une escale incontournable pour les industriels et les universitaires. Nous sommes, d'autre part, inscrits dans la dynamique des réformes LMD visant un enseignement plus en phase avec les attentes des secteurs économiques depuis 2004. Un club université entreprise a été mis en place en juin 2005 avec 5 membres fondateurs (groupe Saidal, groupe Cevital, ENPEC, EPB, université de Béjaïa). Ce groupe s'est élargi et nous a permis d'établir une vingtaine de conventions avec différentes entreprises. C'est l'évaluation d'une étape des relations avec le monde productif et l'ambition de favoriser l'esprit de l'entreprise et l'émergence d'un nouvel art d'entreprendre, propice à l'expression du talent des hommes qui nous a poussés à réfléchir à un événement fondateur. Je crois que notre pays dispose à travers les chefs d'entreprise, mais aussi tous les talents disséminés en Europe et dans le monde en général, d'un potentiel immense qui est ignoré et encore inemployé. En nous plaçant dans une approche visionnaire, moderniste et innovante, nous sommes certains, et je vous assure certains, de créer le cadre qui manque pour que tous les enfants d'Algérie puissent participer chacun avec les moyens qui sont les siens à construire sa prospérité et sa puissance.