Je ne bougerai pas de Paris cet été. C'est mon septième été à Paris. C'est mon choix. Ne me parlez pas de vacances à Ighzer Amokrane. Ça me déprime. Je peux faire face à la canicule, aux mouches, à la sieste forcée, au soleil marteleur dès 10h du matin, mais j'avoue que le bruit me rend fou. Et en été, mes trois filles se donnent le mot pour débarquer ensemble du 15 juillet au 15 août. J'aime mes filles, j'aime leur progéniture mais je hais le vacarme. Elles ont accouché de trois enfants chacune. Neuf gamins déchaînés dans la maison. Y a de quoi faire prendre un abonnement dans un asile psychiatrique. Ils hurlent et courent dans tous les sens. Tous les soirs, je me couchais avec une migraine pas possible. Et quand je les gronde, mes filles me lancent des regards en biais. Elles ne supportent pas qu'on crie après leurs gamins ! Donc, la plupart du temps, je me tais et je me réfugie au café. Bonjour la paix ! A vrai dire, je suis en préretraite, je pourrai passer tout l'été à Rio Grande, comme disent les jeunes. Mais non, je ne préfère pas. Il me reste deux ans avant la retraite. Ça me fait un peu peur. Aucune envie de quitter définitivement la France mais comment rester, avec quel argent ? Et dans quelles conditions ? Je hais mon destin. Il ne me fait pas m'apitoyer sur mon sort, mais il est réellement vicieux. Il s'acharne. Il y a longtemps, j'étais jeune et beau. J'étais serveur dans un grand restaurant. Les clients m'aimaient, surtout les Américaines. J'envoyais tout mon salaire au bled, je ne vivais que des pourboires. Et je vivais bien. J'ai mis plein d'argent de côté. J'étais insouciant. Il fallait me voir virevolter entre les tables, lançant quelques mots d'anglais, de russe et même d'arabe, moi qui n'ai fréquenté que peu l'école. J'avais un physique de star, je sais que vous ne me croyez pas en me regardant aujourd'hui. Je hais Palestro, Lakhdaria. C'est sur un tronçon droit que le taxi a trouvé un moyen de faire des tonneaux. Une 505 flambant neuve. Regardez bien mon visage, j'insiste. Inutile de chercher à éviter cette horreur. Depuis, c'est la dégringolade sans fin. A mon retour en France après l'accident, mon patron a refusé net que je reprenne ma place de serveur. J'aurais fait trop peur aux clients. Un coup à leur enlever tout appétit. Je me suis retrouvé à la plonge. Puis, au bout de quelques mois, à l'Anpe. Impossible de retrouver un boulot après ça. Je suis devenu irritable, insupportable. Une longue descente aux enfers. Et ce n'est pas une image. Heureusement que j'avais déjà construit ma maison au bled. Ironie du sort : mon unique fils voulait devenir taxieur. Alger-Béjaïa. J'ai refusé de lui acheter une voiture. Il m'en a voulu pendant des années. Finalement, j'ai cédé. Uniquement parce que sa fixation de taxi lui est passée. Aujourd'hui, il est médecin. Il en rigole encore, à moitié. Pour revenir aux vacances, je ne quitterai pas Paris. C'est d'ailleurs le seul moment où je bosse bien dans l'année. Je tiens ce café (XIe arrondissement) pendant deux mois. Le proprio est déjà chez lui, à Fréha. Il prend toujours le bateau le 5 juillet, le lendemain des vacances des enfants. Ici, je me sens à l'aise. Les clients me connaissent. Pour la plupart, ils sont kabyles. Pour la photo, c'est un non définitif et non négociable pour plusieurs raisons. La première, je ne veux pas être à l'origine de mévente de votre journal. La seconde, je travaille ici au noir et on n'est jamais trop prudent. La troisième, personnelle et familiale. Sincèrement, tu oserais mettre une mocheté pareille dans le journal ? Oui ? Tu as du courage ou tu es inconscient. Bon, l'entretien est terminé. Les clients sont en vacances, eux ! Il ne faut pas les faire attendre.