Peut-on faire une lecture politique des derniers attentats, surtout celui qui visait le cortège du chef de l'Etat à Batna ? La thèse sécuritaire que l'Etat a mise en place est arrivée à ses limites parce que l'attentat de Batna a visé la tête, même si je crois que le Président n'était pas directement ciblé et j'y reviendrai. D'une manière plus globale, la politique sécuritaire a échoué car elle a été appliquée au détriment de la démocratie, selon le principe que le président américain George Bush a « vendu » aux pays arabes. Une vision en plein échec comme on le voit actuellement en Irak. La thèse du tout sécuritaire américaine veut que la stabilité soit garantie uniquement par un leadership fort et non par la démocratie. C'est une vision aux relents racistes : les pays arabes ne sont pas mûrs pour l'exercice de la démocratie. Si le président Bouteflika n'était pas ciblé, s'agissait-il d'un message ? Lequel ? L'attentat n'a pas visé le Président. S'ils voulaient l'atteindre, ils l'auraient fait comme par le passé. Il s'agit plutôt d'un signal qui, peut-être, veut dire : il y a des balises à ne pas dépasser. S'attaquer à la corruption est, par exemple, une ligne rouge. D'autre part, la « réconciliation nationale » n'a apparemment satisfait ni les islamistes ni les démocrates. D'où les appels aux rassemblements d'hier (dimanche) qui servent à soutenir l'action du Président. Maintenant, qui sont réellement les protagonistes ? On peut citer plusieurs groupes dont les extrémistes islamistes qui remettent en cause la « réconciliation nationale » telle que mise en application par le président Bouteflika. Il ne faut pas oublier que cela coïncide avec le fait qu'on parle encore de la réhabilitation de l'ex-FIS et de la légitimation de ses responsables historiques. D'ailleurs, je pense que nous vivons dans un pays extraordinaire : comment réhabiliter un parti dissous il y a plus de quinze ans et qui n'est pas connu chez la majorité de notre population, les jeunes qui étaient enfants ou adolescents en 1992 ?! Vous soutenez que le « tout sécuritaire » a échoué. Pourquoi ? Ces attaques visent une fraction de l'élite et en plus, la personne la plus élevée — le Président — qui a tous les moyens sécuritaires existants. Après quinze ans de lutte antiterroriste, personne n'est à l'abri. Et puisque personne n'est à l'abri, seule la société civile peut prendre en charge la crise, à condition qu'on la laisse s'exprimer. Il nous faut un sursaut citoyen face à cette grave situation. Nous sommes en plein scénario catastrophe. Ce n'est pas un syndicat (l'UGTA, ndlr) qui doit appeler les gens à manifester. C'est en principe le rôle des partis politiques. Malheureusement, on voit plutôt se dérouler ces rassemblements, une mascarade, du folklore qui nous rappelle les années 1960 ! Mais la société semble verrouillée par une politique autoritaire. Comment pourra-t-elle réagir ? La politique sécuritaire a mis entre parenthèses la démocratie, la liberté d'expression, la société civile. Le système a verrouillé le champ politique et médiatique, alors que le champ économique est très ouvert. Ce musellement de la parole a été appliqué sous l'alibi sécuritaire. Or, plus un système est démocratique, plus il est sécurisant et sécurisé. Et la crise sécuritaire actuelle va devenir plus grave parce qu'on ne renforce pas la sécurité en mettant derrière chaque citoyen un policier et des caméras à tous les coins de rues. Une société n'est forte que lorsqu'elle repose sur un solide consensus national. Autre facteur grave : la politique du « tout sécuritaire », toujours en verrouillant l'expression démocratique, a renforcé le courant conservateur favorisant l'émergence d'une société archaïque. Malgré son passif culturel, regardez par exemple l'importante évolution du port du voile islamique. Plus dangereux encore, si la crise algérienne s'approfondit, n'importe quel derwich pourrait éveiller ce courant conservateur. Un courant ancré jusque dans les institutions : par exemple, les programmes de la télévision algérienne sont super archaïques ! En l'absence de « consensus national », peut-on parler d'une fracture entre le pouvoir et la société ? Il s'agit d'une fracture totale. Il n'y a plus de moyens de communication entre les gouvernants et la société, à part la violence. Cette dernière est devenue un moyen de régulation sociale et joue le rôle des institutions démocratiques qui, d'ailleurs, n'existent pas. Il suffit que des jeunes mettent le feu à des pneus pour que le maire entende leurs doléances. Car l'application du « tout sécuritaire » dans un cadre autoritaire permet d'imaginer tous les scénarios, y compris celui du chaos. Au lieu de cela, il faut ouvrir les canaux de communication médiatiques et politiques. Soit c'est l'ouverture, soit c'est le chaos. Dans le second cas, tout le monde est perdant. La situation est déjà explosive au niveau social. Il faut être très prudent face à ce scénario du chaos. La société est muselée, la crise sécuritaire est grave, est-ce que le système, lui, a mué ? Il n'a pas évolué. Le système algérien est très cloisonné. Il n'existe pas de communication. Les institutions sont vides, malgré les élections. Il suffit que le Président s'absente un moment pour que rien ne bouge. Aucun ministre, aucun wali n'ose prendre une décision. C'est l'immobilisme, surtout en économie. C'est grave d'arriver à cette situation au XXIe siècle, à l'ère où la communication explose dans tous les domaines. Le pouvoir a toujours été occulte, un pouvoir de rente et de prébende avec une façade démocratique. Il y a toujours une poignée de personnes qui décide, ceux qu'on appelle les « décideurs ». L'Algérie aurait déposé 43 milliards de dollars dans le Trésor américain avec les taux d'intérêts les plus bas. Qui a décidé de cela ? Est-ce que le Parlement a été tenu au courant ? Cela est grave dans la mesure où cet argent, d'une manière ou d'une autre, pourrait servir à financer la guerre en Irak. L'Algérie est-elle condamnée au scénario du chaos ? Sans démagogie, je pense que ce scénario n'aura pas de prise sur la société. Les Algériens, après tant de souffrances durant la dernière décennie, sont conscients. Le coût a été trop élevé. Ce n'est pas un hasard si, dans le cas de l'attentat de Batna, l'alerte a été donnée par des citoyens.