« S'ils attaquent une nouvelle fois, ils trouveront le quartier dans la même situation qu'en 1997. Isolé et sans électricité. Nous n'avons même pas droit aux poubelles. » Pourquoi rien ne semble avoir changé ici, dix ans après le massacre de plus de 500 habitants des quartiers Boudoumi et Djilali de Bentalha, à une douzaine de kilomètres au sud-est d'Alger ? « Je n'ai jamais vu ici un maire ni ses adjoints, depuis les quelques jours qui ont suivi al madjzara (le massacre) », explique Mohamed, 40 ans, manœuvre dans les chantiers, un survivant du carnage, écrasé par la poussière et la canicule, avachi sur une brouette en guise de transat de fortune. Derrière lui, une des trois allées du quartier Boudoumi : maisons de deux étages souvent inachevées et une rue au milieu, enfin, une piste défoncée que le vent anime en créant d'étouffantes tempêtes de poussière. En face de lui s'étend un champ labouré, où la mairie a semé – après la tuerie de 1997 – une allée de lampadaires aveugles, telles les sentinelles frustrées du Désert des Tartares de Dino Buzzati. Les lampadaires inopérants restent dirigés vers la ceinture d'arbres au loin, d'où jaillirent, la nuit du 22 septembre 1997, une centaine de tueurs scindés en trois groupes, selon les témoignages, qui se sont abattus sur le quartier. Passés à la hache ou au couteau, à la kalachnikov ou au fusil à canon scié, les habitants de ce petit hameau enclavé n'avaient aucune chance. La boucherie a duré, selon les témoignages et les articles de presse, de 22h30 à 3h. « Non seulement c'était une astuce tardive, mais en plus ces lampadaires n'ont jamais fonctionné », lâche Mohamed dont la maison, miraculeusement épargnée cette terrible nuit, se trouve en première ligne jouxtant le champ. « d'ailleurs, les choses ne se sont pas arrangées depuis : le nombre de vols de maisons a beaucoup augmenté, on n'est toujours pas en sécurité dans ce quartier, poursuit le vieux qui vit avec sa retraite de 13 700 DA par mois. Rien n'a changé ici. » Et question retard, le quartier Boudoumi en connaît un bout. Otages « Je crois que nous avons tout simplement été oubliés, depuis le début », ironise un agent de santé à l'hôpital Zmirli, originaire d'El Harrach et qui s'est installé au quartier Boudoumi en 1989. Les premiers seront les derniers au royaume d'Alger-Est. Haï (quartier) Boudoumi a bénéficié en 1987 du premier plan de partage urbain de la localité de Baraki, commune alors en pleine urbanisation accélérée par l'exode rural et l'attrait des biens immobiliers de la contre-plaine de la Mitidja dont les terres agricoles se vendaient comme des petits pains. Les zones périphériques, depuis les Trois-Caves à El Harrach jusqu'à Sidi Moussa et Baba Ali dans la ceinture sud et est d'Alger, connaissaient à la fin des années 1980 la mode de l'autoconstruction, à la portée alors des classes moyennes urbaines. La libéralisation économique a attisé la convoitise des agriculteurs qui préféraient vendre leurs terres. Les mairies, gangrenées par la corruption, le parti unique et le chantage des tout-puissants officiers de l'ancienne Sécurité militaire, devaient avoir à leur charge les travaux de viabilisation, l'assainissement, les routes, etc. Situation qui s'est aggravée par la suite. C'est le cas de nombre de localités de la banlieue algéroise : l'éclosion urbaine de la ceinture est et sud d'Alger a coïncidé avec une époque politique marquée par les troubles qui a fait passer l'urbanisme et le service public, déjà mal assumés, au dernier plan. C'était la révolte d'Octobre 1988, le FIS, la guerre, les services publics qui désertent la banlieue tombée entre les crocs de la violence et de la contre-violence et, à la fin et comme holocauste, des Algériens en otages. « Oubliés par l'Etat durant des années, vivant sous le diktat des terroristes, nous ne savions plus quoi faire. Le matin, les gendarmes nous demandaient de nous armer, et le soir même, les "terros" menaçaient de nous tuer si nous les dénoncions ou si nous ne les payions pas », raconte Hamid. Et si le quartier continue de vivre en « marge de l'indépendance et d'un pays libre en principe » – comme le souligne Mohamed – c'est qu'il a fallu quand même l'horrible boucherie de 1997 pour qu'il soit arraché à son hermétique anonymat. Pour un moment seulement, avant de replonger dans l'oubli et les tempêtes de poussière qui chevillent le lieu et les âmes depuis près de vingt ans d'inexistence. La nuit aura duré plus de vingt ans. Inutile donc même d'avoir vingt ans à Bentalha, dans ce petit hameau de Boudoumi. Car avoir vingt ans ici à 13 km des centres de décision de l'Etat signifie tout simplement ne rien avoir du tout. « Les jeunes ? Ils ont les murs », lâche Ali, radiologue de 45 ans, assis au bout d'une piste qui a perdu son bitume. « Goudronnée une seule et unique fois en 1997 pour permettre aux reporters étrangers d'accéder au quartier. » Après le massacre, il fallait revivre. Assumer le statut des survivants. Enterrer les morts. Chasser les tenaces cauchemars la nuit. « Nous avons tout fait nous-mêmes. On a porté les armes, on a secouru les plus démunis d'entre nous. On a même dû se débrouiller seuls pour couper les arbres aux abords du champ pour prévenir toute approche du quartier par les terroristes », dit Hamid. « Et après un tel massacre, après tout ce que nous avons subi, regardez où on continue de vivre. » Vingt ans de rien pour rien « La poussière l'été, la gadoue l'hiver. Pas même un taxiphone. Alors là, un cybercafé ? Il faut aller à Baraki pour respirer l'air ou faire son marché. Le seul stade de football – construit il y a moins de quatre ans en bordure du chemin de wilaya (CW) no14 à 2 km de Boudoumi – a été fermé pour non-respect des normes de construction. La santé ? Un dispensaire ? Nous avons un noss(demi)-pensaire pas un "dix-spensaire". » Les jeunes ici rigolent quand on leur parle de loisirs. « Il faudrait d'abord qu'on ait l'assainissement des eaux usées, on débouche les égouts nous-mêmes », disent-ils. Les coupures d'électricité sont courantes. Mauvaises réminiscences de la terrible nuit où l'obscurité régnante a favorisé le crime et la retraite des tueurs. Le poste d'électricité adossé au mur de la maison de Mohamed saute tout le temps et le quartier dépend en partie du poste de Sidi Moussa, plus au sud. Ici, le gaz de ville est également un luxe. Le chauffeur du camion de gaz butane refuse de s'aventurer jusqu'ici à cause de l'état de la piste, y compris les taxis qui déposent leurs clients – même en famille – en bordure du quartier. « Quand les gens organisent des mariages, les invités font la moue pour venir jusqu'ici. » Il n'y a que les camions d'un point de vente de matériaux de construction – installé en plein champ ! – qui soulèvent des tempêtes de poussière. Ces gros engins menacent les gamins – des accidents sont signalés par les habitants sans émouvoir quiconque – qui n'ont d'autres loisirs que de jouer à cache-cache avec le soleil qui tape, d'esquiver les chutes dans la gadoue l'hiver, la noyade dans le petit oued l'été ou attraper de sévères allergies conséquentes à la poussière. Il y a trois écoles primaires à Bentalha et un CEM. Pour le lycée, il faut se déplacer à Baraki, à pied, en auto-stop ou en minibus. A l'école, ils sont 48 élèves par classe, 52 au CEM. « Avec tout ce manque de prise en charge des enfants, s'inquiète Hamid, on prépare une autre génération violente. » « Je ne vote plus » Poursuivi par la justice pour des affaires de gestion, le maire de Baraki, issu d'El Islah, est en fuite. « Un maire qu'on n'a d'ailleurs jamais vu, sauf une fois à la mosquée où il a pris la place de l'imam le vendredi pour nous promettre de refaire la piste. » « Quand il a été élu en 2002, il répétait qu'il n'avait pas été élu par nos votes mais par son âge. Il était ex aequo avec un candidat FLN et, entre eux, ils ont tranché à la faveur de l'aîné de l'assemblée. » Aux prochaines élections locales ? « Je ne voterai pas. Je n'ai pas voté depuis le FIS en 1991 – premier tour des premières législatives pluralistes remportées par le parti dissous – et depuis c'est fini, lâche Mohamed, puisqu'à chaque fois les élus viennent pour faire leurs affaires sur notre dos, marier leurs enfants et leur offrir des logements. Je ne vote plus. »