Ceux qui ont connu l'école algérienne d'avant 1980 ont le souvenir des belles poésies, des romans émouvants et des captivantes pièces de théâtre : des œuvres au menu de leurs études, du primaire au lycée. Formés et autoformés en conséquence, les enseignants connaissaient leurs classiques par cœur. La littérature sous toutes les latitudes ne leur était pas inconnue. Les grands auteurs étant traduits d'une langue à une autre. Les récitations aux mots chantants, aux images douces et colorées toujours suggestives pour les frêles consciences pleines de curiosité. La poésie puisée des anthologies universelles trônait en reine au primaire. Le choix de ce genre littéraire répond à une continuité dans l'éducation de l'enfant. Au préscolaire et en famille, il a l'habitude des comptines, des chansonnettes rythmées et rimées : il est normal que sa première rencontre littéraire soit avec la poésie. Et à cet âge, on aime jouer avec les mots. L'éveil à la vie culturelle doit toujours accompagner l'éveil à la vie sociale. Les élèves s'y délectaient même si les notes des contrôles des connaissances (de nos jours on dit évaluation) venaient parfois altérer ce plaisir. Les dictées des cours moyens n'étaient rien d'autres que des « morceaux choisis » d'œuvres de grands auteurs. En culottes courtes, les enfants commençaient déjà à taquiner la prose et la muse des génies de la littérature. La bibliothèque était décentralisée au niveau de la classe, offrant ainsi une rotation fluide du livre. Un trésor se cachait dans l'armoire du fond de classe. Ah ! La fameuse armoire en bois bourrée de mystères. Tous les élèves rêvaient d'y accéder, l'ouvrir, sentir l'odeur des encres séchées sur les cahiers et des couvertures aux photos jaunies par le temps. Seul le maître en avait la clé. En guise de récompense pour les lecteurs assidus, il les autorisait à gérer à tour de rôle les prêts de livres. A la longue, c'était l'ensemble de la classe qui décrochait ce privilège. La lecture était affaire de tous : faibles, moyens ou forts en thèmes. Que de trésors cachés, qu'il distribuait une fois par semaine. La rédaction les attendait aussi pour parfaire et parachever une séquence didactique. Les exposés de synthèse sur les livres lus constituaient une activité riche en enseignements. C'était l'occasion de débats intenses. Certains la voyaient comme opportunité pour dénicher tel ou tel livre à lire à la prochaine séance de lecture libre. A la fin de l'année la récolte était superbe. Les élèves, y compris les moins portés sur la chose scolaire, finissaient par engranger des valeurs universelles et des maîtrises diverses : linguistique, intellectuelle et de culture générale. La saine nourriture intellectuelle commençait au berceau de la scolarité. Les années de maturité ne seront que plus fécondes avec, au lycée, l'étude des grandes œuvres de littérature. Dans ce dernier cycle, les littéraires s'adonnaient avec un grand bonheur à l'étude de romans et se familiarisaient avec les différents courants littéraires. Leur horizon culturel s'élargissait et leur bagage intellectuel se bonifiait. Dans la foulée, c'est la maîtrise de la langue qui s'installait en eux. Kateb Yacine, Feraoun, Dib, Malek Haddad, Corneille, Molière, Zola et tant d'autres génies des lettres s'invitaient qui en salle de classe, qui dans les lectures libres et passionnées. C'était à qui lirait le maximum d'ouvrages. Des affamés de lettres les ados de l'époque ! Rien d'étonnant s'ils pouvaient rédiger une lettre — et il le faisait régulièrement — sans gêne et lire à la manière des fins lettrés, un livre, un journal, un magazine. Est-ce le cas aujourd'hui ? Qu'on ne vienne pas avancer l'argument farfelu de la technologie qui submerge les esprits. Facile de se débiner avec un tel artifice ! D'ailleurs quel usage est-il fait des ces nouvelles technologies par les Algériens enfants, ados ou voire même adultes ? N'assiste-t-on pas en 2007 à des scènes cocasses ? Des universitaires incapables de déchiffrer un rapport ou le rédiger alors qu'ils ont engrangé plus de dix ans d'étude en langue française ? (Il paraît que la langue arabe est logée à la même enseigne.) La mort dans l'âme certains d'entre eux se tournent vers des personnes plus âgées, un planton ou le secrétaire du coin quand ils ne sont pas à la retraite. Armés de leur niveau de troisième année primaire ou pour les plus diplômés du CEP, ces derniers font honneur à la plume. Leur vie culturelle est plus riche, plus intense : ils lisent, surfent sur le net, suivent des émissions à thèmes sur la parabole et les comprennent, fréquentent les bibliothèques municipales (les librairies c'est pour les plus chanceux), les musées, les salles de concert, les théâtres, les galeries d'art. Des plaisirs accessibles grâce à l'investissement intelligent de leurs maîtres d'école qui les ont aidés à forger leurs goûts : la littérature, la belle s'entend. Les instituteurs d'antan ne connaissaient pas encore la mode de l'approche par les compétences. N'empêche qu'ils formaient des locuteurs compétents en langue. Comment expliquer cette baisse vertigineuse du niveau en arabe et en français ? Ne s'accompagne-t-elle pas d'un déficit en culture tant nationale qu'universelle ? Dans ce numéro nous nous attellerons à la première question. Le diktat de la mode De création récente, la didactique des disciplines scolaires, branche des sciences de l'éducation, s'occupe d'étudier les rapports qu'entretient l'élève avec le savoir. Par des travaux de recherches sans cesse actualisés, les didacticiens ont fait faire de grands progrès à la pédagogie scolaire. Toutefois, des excès ont été enregistrés dans les disciplines littéraires notamment. En privilégiant les deux seules fonctions de la langue, à savoir, l'expression et la communication, ils ont escamoté la troisième tout aussi importante si ce n'est plus. En effet, la langue a aussi pour fonction de structurer, organiser et développer la pensée. Et qui dit pensée dit intelligence. C'est dire les conséquences prévisibles sur la formation intellectuelle de l'élève et son profil au futur, après ses études : néfastes. Les méthodes et les programmes officiels — pas seulement en Algérie — d'enseignement de la langue ont eu pour objectifs essentiels d'ancrer les deux seules fonctions. Ils sont d'ailleurs dénoncés pour leur didactisme et leur pauvreté culturelle. Versé dans cette approche didacticienne, le pédagogue officiel ne s'embarrassera pas d'assurer chez l'élève le montage des automatismes nécessaires à l'acquisition des mécanismes de la langue. La voie est toute trouvée : le texte dit authentique. En réalité, cette perversion sémantique ne consiste qu'à présenter un texte/prétexte à l'apprentissage de telle ou telle notion de grammaire généralement. Il se dit aussi, que la dimension fonctionnelle de la langue est importante. Elle l'est bien entendu, mais pas au point de systématiser le texte authentique, en réalité un texte préfabriqué pour un usage rapide. L'essentiel étant le montage d'automatisme et l'acquisition de mécanismes à partir de modèles. Au lieu de cultiver chez l'enfant les grandes fonctions mentales et les principales dispositions de la sensibilité, de tels programmes didactisés à outrance, mènent à des psittacismes aussi vains que dérisoires. Il sera demandé à l'élève une reproduction passive des modèles présentés dans ces fameux textes préfabriqués et une restitution verbale des notions apprises, mieux mémorisées. C'est cela l'apprentissage scolaire de la langue : sans aucun lien avec la vie, la spontanéité de l'enfant, sa sensibilité surtout. A l'inverse du texte préfabriqué (ou authentique), le texte d'auteur suscite l'adhésion par sa beauté, sa musicalité, ses émotions et par-dessus tout, sa clarté et sa précision et parfois son pittoresque. L'auteur-romancier, poète ou nouvelliste a la maîtrise de cet art d'écrire. Il n'écrit que pour rencontrer l'intelligence d'autrui, émouvoir sa sensibilité, exciter son imagination. Il assure et facilite — par la grâce de son style — la transmission des nobles valeurs universelles. Elles résonnent dans le cœur et l'esprit du lecteur adolescent, y pénètrent et s'y ancrent. Nous sommes là à mille lieux du texte rédigé à des fins didactiques qui minent les manuels de langues (arabe ou français). Ce texte dit authentique se caractérise par sa froideur, dénué de toute épaisseur littéraire ou émotionnelle. Il est impersonnel et sans âme. Un texte jetable comme un kleenex et qui ne laissera aucune trace chez l'élève (la mode veut que l'on dise apprenant et non élève. Tant pis si on est vieux jeu !) Le choix didactique basé sur le texte préfabriqué en guise d'inducteur de langue s'explique par la facilité du procédé. Les pédagogues officiels ne prennent pas la peine d'aller musarder dans les bibliothèques pour y ramener un texte d'auteur qui sied à telle ou telle leçon. Ce travail de recherche nécessite une parfaite connaissance du patrimoine littéraire national et universel. Pas commode n'est-ce pas ? Le choix didactique peut expliquer en partie l'absence des textes littéraires dans les programmes et les manuels scolaires. En partie seulement et les didacticiens sont en train d'y remédier un peu partout dans le monde. Quand le texte littéraire est rejeté de façon délibérée et planifiée, c'est que l'idéologie n'est pas loin. Là, la sonnette d'alarme doit être tirée. Il va de l'avenir d'une société. (A suivre) La 2e partie : La purification idéologique