Plus que quiconque, elle incarne l'engagement réfléchi et mesuré de la révolution algérienne. Issue d'une famille bourgeoise de Chlef, Hassiba est instruite et aisée. Née le 20 janvier 1938 à Orléanville (Chlef), elle fut recrutée en 1956 par Ben Sadok Abdelaziz, qui fut d'ailleurs condamné en 1957 dans le procès des médecins. Activement recherchée, Hassiba fut condamnée par contumace à la peine de mort. L'Echo d'Alger rapportait qu'elle assurait les contacts entre son chef Mourad, qui avait la haute main sur l'équipe des bombes dans la ZAA et les laboratoires, amenant aux techniciens la matière première et les explosifs préparés. Zohra Drif Bitat, que l'émotion rend quelques minutes pensive et muette, accepte de se souvenir de Hassiba. Pas sous la seule image de la combattante d'une guerre effroyable mais comme d'une toute jeune fille que le destin a choisi de faire mourir dans son combat pour libérer son pays. « L'atmosphère était âpre et soutenue pas les incessants contrôles des bérets verts, rouges, noirs mais également des chasseurs alpins, des zouaves et des services de police en tout genre », raconte Zohra Drif. Assise sur le canapé de son bureau au Sénat, la moudjahida est d'un abord doux et chaleureux. Ses cheveux bouclés ondulent autour d'un visage ouvert et affable. Ses mains posées l'une sur l'autre n'accompagnent pas son discours ponctué de temps à autre d'un regard en direction de la photo d'Ali La Pointe posée sur un meuble. Ses mots sont directs sans être froids ou distants. La douceur de ses mouvements raconte l'histoire d'une vie longtemps apostrophée. Elle choisit les mots avec soin, ce qui dénote son souci pour la précision et la véracité. Raconter, pour Mme Drif, c'est poursuivre le combat. Son regard franc ne se détourne que lorsque l'émotion est trop forte. Le 2 février 1957 « Les femmes étaient dans le patio à l'impasse de la Grenade. J'étais avec Djamila Bouhired, Fatima et d'autres lorsque les paras sont entrés et ont mis les femmes dans la chambre et les hommes au milieu du patio. Lorsqu'ils sont arrivés, Hassiba a eu le temps de se faufiler dans la cache en compagnie de Ali La Pointe et de Yacef Saâdi. Mais comme la cache n'avait pas fini d'être aménagée, on a disposé à la va-vite un sni (un grand plateau). La cache se trouvait derrière un lit en fer forgé. Lorsque tous les hommes ont été rassemblés dans le patio, j'ai compris et j'ai dit : ‘‘Je crois qu'ils vont les torturer.'' Effectivement, ils ont commencé à les torturer dont le jeune Lyès Bouhired, âgé à l'époque d'à peine 14 ans. » Zohra Drif marque un temps d'arrêt. Elle ne parle plus durant quelques secondes et on peut deviner que l'émotion l'étrangle. « C'est dur de voir quelqu'un se faire torturer et de la pire façon… », parvient-elle à expliquer. « Et puis Lyès n'a pas tenu sous la torture… Il était si jeune », poursuit Zohra Drif. Un large sourire se lit soudain sur son visage et elle dit en riant : « Lyès criait qu'Ali était sous le lit : ‘‘Il est sous le lit, il est sous le lit.'' et les paras se baissaient pour regarder et on pouvait voir qu'il n'y avait personne sous le lit. Ils ont pensé qu'il divaguait mais nous, nous savions qu'effectivement, ils étaient dans la cache derrière le lit à quelques mètres à peine. » Mais ce que relève l'interlocutrice « c'est le sang-froid qu'avait Hassiba pour entendre les hommes se faire torturer à quelques mètres d'elle sans manifester une quelconque réaction qui aurait pu mettre en danger l'équipe ». « Quand elle est arrivée dans notre groupe à la Casbah, elle était déjà recherchée. Nous vivions en fratrie avec Djamila Bouhired et les règles faisaient que nous ne connaissions pas nos identités réelles. C'est par voie de presse que l'on a appris qu'elle faisait partie de la cellule des frères Timsit qui fabriquaient les bombes. Hassiba avait eu la chance de poursuivre un cursus scolaire normal, ce qui donnait davantage de poids à son engagement. Elle ne s'est pas engagée à cause de la misère ou par ce qu'elle avait faim, mais parce qu'elle savait ce que le peuple algérien était devenu depuis l'occupation… un génocide », commente Zohra Drif. « Physiquement, Hassiba n'avait pas le type mauresque. Elle avait les yeux bleus, très belle fille, bien roulée. Elle avait les cheveux très clairs qu'on a teints en roux avec du henné. Elle s'est transformée en une « fatma » de la casbah avec le pantalon bouffant. Elle était à la Casbah le temps que la filière s'organise pour peut-être ensuite rejoindre la Tunisie. Mais est intervenue la bataille d'Alger… », poursuit Zohra Drif. « Elle était mince mais avait beaucoup d'endurance, car ce n'est pas évident de vivre pendant un an enfermé dans une maison, portant le haïk pour se déplacer. Le danger… Elle avait une capacité d'adaptation incroyable malgré sa provenance d'un milieu bourgeois. Mais cela prouve que nous étions un peuple sans barrière sociale ni différence. Elle avait de la suite dans les idées. ça restait une très jeune fille, très romanesque et idéaliste. » Zohra Drif, qui s'est remise de ses émotions en évoquant Hassiba et ses compagnons morts, a brusquement les yeux embués et la voix ténue. « Quand les paras sont arrivés ce fameux jour au 5, rue des abderames, alors que les frères étaient dans la cache, ils ont pris le mégaphone et ont dit à Hassiba qu'elle pouvait sortir, qu'ils ne lui feront aucun mal. Elle avait le choix. Elle a répliqué : ‘‘Je préfère mourir avec mes frères'' », murmure d'une voix étranglée Zohra Drif. Hassiba Ben Bouali avait alors 19 ans.