Cordoue, la légendaire Córdoba, la ville d'Ibn Rochd, d'Ibn Arabi mais aussi du philosophe juif Maimonide, l'une des perles de l'Andalousie avec Grenade et Séville, a accueilli ces deux derniers jours une conférence internationale d'envergure sur « L'intolérance et la discrimination envers les musulmans ». Cordoue (Espagne). De notre envoyé spécial Un choix hautement symbolique donc que celui qui s'est porté sur cette ville étalée sur les bords du Guadalquivir et son Palais des congrès situé à la lisière de son monument le plus emblématique : la Mezquita, la Grande mosquée de Cordoue, transformée en cathédrale après sa reconquête par les rois catholiques. Tout n'est que métissage, en effet, dans cette médina baroque exhalant les effluves de mille et une influences et où la civilisation omeyyade est présente dans chaque empan de mur. Un hélicoptère bourdonne dans le ciel de Córdoba, nous rappelant que l'on n'est plus à l'époque d'Averroès et d'Ibn Zeydoun mais plutôt celle de l'ETA et des attentats médiatiques. D'où, justement, cette conférence cruciale dans un contexte où les musulmans sont stigmatisés, montrés du doigt, honnis, bannis, simplement parce que des hurluberlus illuminés se réclament de leur religion. Tenue à l'initiative de l'Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE), la conférence draine quelque 300 délégués issus de 56 pays répartis sur tous les continents. Conduit par Miguel Angel Moratinos, ministre espagnol des AE et président en exercice de l'OSCE, le conclave de Cordoue a ses hôtes de marque, à l'instar de Amr Moussa, secrétaire général de la Ligue arabe, ainsi que l'ancien président portugais Jorge Sampaio, haut représentant de l'Alliance des civilisations (une idée de Zapatero que l'ONU a fait sienne). Notons également la présence tout aussi significative d'un haut prélat du Vatican au même titre qu'un autre de l'Organisation de la conférence islamique. L'événement a vu la collaboration de la Maison Arabe et sa directrice, Gema Martin Munoz, institution publique vouée au développement des relations entre l'Espagne et le monde arabe. « En 2005, cette même ville de Cordoue avait accueilli une conférence internationale sur l'antisémitisme. Aujourd'hui, nous nous penchons sur l´intolérance et la discrimination contre les musulmans », dit le ministre espagnol des Affaires étrangères à l´ouverture des travaux. « Cordoue incarnait la splendeur de l'Andalousie, un brillant exemple de la coexistence harmonieuse entre musulmans, juifs et chrétiens », poursuit-il avant de souligner : « Racisme et discrimination aujourd'hui s'intensifient. (…) Depuis 2001, le rapport de l'Observatoire européen contre le racisme et la xénophobie relève une montée inquiétante des comportements antimusulmans. » De son côté, le secrétaire général de la Ligue arabe, tout en saluant cette « initiative fort importante », a tenu à préciser que l'émergence de l'islamophobie ne remonte pas aux attentats du 11 septembre 2001. M. Moussa a également salué le concept d'Alliance des civilisations mis en place par le gouvernement espagnol depuis 2004, au lendemain des attentats du 11 mars, évitant ainsi de tomber dans les stéréotypes réducteurs colportés à propos du musulman comme « kamikaze en puissance ». Des préjugés à la pelle Les travaux de la conférence se sont dispatchés sur cinq sessions thématiques : « Vieux préjugés et nouvelles cibles », « Les conséquences de la discrimination », « Les médias et le discours public sur l'islam et les musulmans », « Comment l'éducation peut prévenir l'intolérance » et enfin « Nouvelles actions contre la discrimination envers les musulmans ». Les intervenants sont de différents horizons : officiels, experts, militants des droits de l'homme, parlementaires issus de l'OSCE, hommes de religion et autres représentants de toutes sortes d'ONG. Ils se sont succédé pour dénoncer chacun les torts faits à l'image de l'islam et des musulmans dans le monde. Les membres des délégations des 56 pays hôtes se sont notamment évertués à vanter les actions positives qu'ils ont entreprises pour contrer l'islamophobie, à l'instar de cette représentante du Canada qui évoque une série télé intitulée Le petit musulman dans la prairie et destinée, à l'en croire, à gommer certains clichés. « Aujourd'hui, l'islamophobie se manifeste par des attaques contre des mosquées, des profanations de tombes, des agressions physiques, des femmes qui se voient arracher le foulard en pleine rue », s'indigne Yusuf Fernandez, porte-parole de Junta Islamica, une importante association qui regroupe les musulmans d'Espagne. Comme nombre d'orateurs, Yusuf Fernandez n'hésite pas à établir un parallèle entre islamophobie et antisémitisme « qui a trouvé dans l'islam une nouvelle victime », dit-il. « Après le juif avare, on stigmatise aujourd'hui le musulman fanatique. Avant, on évoquait les Protocoles des sages de Sion comme un livre de conspiration juive. Aujourd'hui, on parle d'une alliance entre la gauche et les musulmans radicaux pour saper les racines chrétiennes de l'Europe. » Le représentant d'une association allemande cite d'autres cas de discrimination, comme l'interdiction du voile pour les enseignantes et l'interdiction aux filles en hidjab de jouer au foot ou au handball. Pour sa part, Khaled Fouad Allam, député à Trieste (Italie) et sociologue, a posé la problématique de la représentativité des musulmans d'Europe. « Nous existons sociologiquement mais pas politiquement », résume-t-il. « En Italie, nous sommes deux musulmans à siéger au Parlement. » Le député suédois Goran Lenmarker, président de l'assemblée parlementaire de l'OSCE, abonde dans le même sens. Et d'ajouter que le chômage est l'un des symptômes majeurs de cette discrimination, faisant remarquer que les immigrés sont souvent présentés comme des « voleurs d'emplois ». Il attire également l'attention sur la difficulté des musulmans pour construire des mosquées en Europe en martelant que « le musulman a le droit d'aller prier le vendredi la tête haute ». Cette conférence a été ainsi l'occasion d'exposer tous les symptômes de cette nouvelle épidémie « xénophobique » appelée « islamophobie ». Il y a aussi l'arrivée massive sur le continent européen de « musulmans nouveaux », les harraga, jetés brutalement sur le rivage de la civilisation occidentale, qui suscitent des regards pleins de suspicion, relèvent des observateurs. ONG et organisations des droits de l'homme n'ont pas manqué de souligner par ailleurs des formes plus sournoises de discrimination qui apparaissent notamment dans les difficultés des musulmans à accéder au logement, à la santé et à certains services publics de manière générale, particulièrement pour les néo-promus au paradis des papiers. Les formes jugées radicales et les plus attentatoires, comme le souligne le professeur Khizar Ansari de l'université de Londres, sont sans doute l'affaire des caricatures du Prophète suivie de la « bourde » du pape Benoît XVI (l'affaire de Ratisbonne). La polémique sur l'« européanité » ou non de la Turquie et, plus près de nous, le scandale des « tests ADN » continuent de soulever incompréhension et indignation dans le monde musulman, à quoi il faudrait ajouter les dernières élucubrations de George Bush sur ce qu'il appelle « l'islamofascisme ». Haro sur les médias Depuis le 11 septembre 2001, préjugés et stéréotypes ont doublé, et les médias dans cette histoire en ont vraiment pris pour leur grade durant ces deux jours. Exposant le cas des médias français, le chercheur Thomas Deltombe souligne que ces derniers ont souvent tendance à opposer deux « fléaux » : d'un côté l'islam « djihadiste » et de l'autre l'extrême droite qui « prospère par la peur de l'islam ». Quand les musulmans ne sont pas stigmatisés par les médias, ils sont « au mieux » ignorés, et ce n'est qu'à la faveur de cataclysmes politiques (le 11 septembre, la guerre contre l'Irak, le conflit au Proche-Orient ou encore l'intifadha des banlieues en France) qu'ils font mine de s'intéresser à leur sort. Le Britannique Hisham A.Hellyer, membre d'un groupe de recherche pour le gouvernement britannique au lendemain des attentats du 7 juillet 2005, regrette que les médias adoptent le plus souvent des schémas simplistes et réducteurs et fassent régulièrement appel à de pseudo-experts « qui ne parlent même pas arabe et ne connaissent rien de l'histoire du monde musulman » pour intervenir sur des questions d'actualité, au moment où les académiciens sont tout bonnement ignorés. Ce rôle pernicieux des médias a été exposé avec force par les deux représentants de notre pays à cette conférence, à savoir Mustapha Chérif et le président du haut conseil islamique, le Dr Bouamrane. Sous le titre « Pourquoi faut-il combattre l'islamophobie ? », le docteur Bouamrane dénonce le « dénigrement systématique dans une grande partie des écrits et des déclarations qui s'en prennent fréquemment à l'islam ». Outre la presse, il cite des ouvrages « tendancieux » parmi lesquels le roman Plateforme de Michel Houellebecq. Préconisant des mesures « à caractère persuasif », il propose également des « mesures contraignantes » à même de sanctionner les abus médiatiques agissant au nom de la liberté d'expression. L'éducation, comme annoncé, a eu droit elle aussi à un débat étoffé tant la question de la formation à la tolérance est fondamentale « dès la maternelle » ont insisté les spécialistes. A ce propos, Riay Tatary, de la commission espagnole islamique, dira : « Il est impératif de revoir nos manuels scolaires qui véhiculent des idées négatives sur l'islam. » Pour lui, il est tout aussi important que les élèves étudient toutes les religions, ce qui constitue la meilleure des méthodes pour les initier à la tolérance. On a également attiré l'attention sur le rôle de la famille. D'un autre côté, on a beaucoup insisté sur la formation des imams afin de prodiguer, côté musulman cette fois, une bonne initiation à l'islam et contrer les visées « djihadistes » véhiculées par des canaux parallèles, notamment via le web.