Consécration par cette écrivaine qui porte l'Afrique en elle. Notre collaborateur qui l'a déjà rencontrée, relève sa passion pour le soufisme. L'Afrique de nouveau honorée. Après les sud-africains Nadine Gordimer, J.M Coetzee, c'est au tour de Doris Lessing qui vient de recevoir le fameux prix. L'événement a coïncidé avec son anniversaire, le 22 octobre, jour de ses 88 ans. C'est la onzième femme qui reçoit le Prix prestigieux depuis sa création. Je parle de Doris Lessing l'Africaine car, bien que britannique, la romancière a puisé son inspiration à partir de la Rhodésie, aujourd'hui le Zimbabwe. L'Afrique australe a inspiré la majeure partie de son œuvre, pour la simple raison qu'elle y a passé la première partie da sa vie. Elle vit aujourd'hui au nord de Londres, mais c'est en 1950 qu'elle publie son premier roman The grass is singing (Vaincue par la brousse) où elle retrace la relation entre l'épouse d'un fermier blanc et son domestique noir. C'est à la fois une tragédie basée sur des tensions mêlées d'amour et de haine et une étude sur les tensions raciales inconciliables dans la Rhodésie d'alors, ce premier roman initiatique est fort. Dans les années soixante, elle entame une série romanesque intitulée Les enfants de la violence qui se déroule dans les mêmes lieux. Avec cette série en cinq volumes, retentissante saga africaine de l'époque coloniale avec sa politique, la ségrégation, les trahisons, l'amour et les bons sentiments, le lecteur d'aujourd'hui peut comprendre dans toutes ses contradictions le colonialisme du côté blanc. Le personnage semi-autobiographique de Martha regarde autour d'elle, observe ; partagée entre ce grand désir de liberté, de justice et la passivité de cette Afrique coloniale qui se ronge. Elle publie ensuite Nouvelles africaines et Africains qui montrent son attachement à ce continent qu'elle n'a jamais quitté intérieurement. La question du racisme en Afrique du Sud et en Rhodésie est la base de sa contestation, mise en texte dans Going Home publié en 1957. Dans The Good terrorist, elle signe un ouvrage sur les jeunes révolutionnaires d'extrême gauche de l'IRA, les questions politiques l'intéressent du point de vue de l'humain pris dans ses contradictions. Doris Lessing n'a jamais accepté la vie de petite bourgeoise des Blancs de la Rhodésie du Sud, l'exploitation des Noirs et l'apartheid ambiant. Son désir farouche de liberté a pris naissance durant ces années là, ce qui rappelle le vécu de Nadine Gordimer, rapporté également dans ses premiers ouvrages. Pour avoir rencontré Doris Lessing lors d'un congrès en littérature anglophone, je peux témoigner de sa verve, de son franc-parler et de son humeur. Elle exprime sans ambages ses convictions et ses positions. Au-delà de la présence de l'Afrique dans son imaginaire, la romancière s'est engagée politiquement dans la dénonciation de la corruption et des passe-droits dans les pays africains nouvellement indépendants. Ses critiques les plus dures étaient dirigées vers le Zimbabwe et les dirigeants africains qui témoignaient de la complaisance pour Robert Mugabe, le Président zimbabwéen qui « a ruiné un pays si riche ». Elle s'est engagée aussi pour la libération de la femme dans le monde. Elle a exprimé cela dans Le carnet d'or qui a reçu le Prix Medicis étranger en 1976. Devenue une icône du féminisme dans les années1970, elle est la Simone de Beauvoir britannique. Elle a décortiqué avec un sens aigu de l'analyse les relations hommes/femmes et l'érotisme aussi, tout cela à partir de son propre vécu. Dans Le carnet d'or il est encore question de l'Afrique. Plus tard, dans les années 1990, elle pensera que les hommes devraient commencer à se révolter, car certaines femmes abusent de leurs pouvoirs. Doris Lessing sait se remettre en question. En 1984, elle envoie un manuscrit à son propre éditeur sous un pseudonyme pour vérifier s'il allait l'accepter ou pas. Le manuscrit a été refusé et elle a rendu publique l'affaire. Cette expérience volontaire et difficile ne l'a pas empêche de continuer à écrire de superbes romans de science-fiction, ainsi que des romans sur l'environnement, particulièrement sur la sécheresse en Afrique. Dans Ben in the world (Le monde de Ben), publié en 2000, elle aborde la question des ravages du désamour des parents et de tout handicap qui fait que l'on se sent différent. Mais, chez elle, la volonté humaine est toujours présente, triomphante, même dans la douleur la plus extrême. Multiple, diverse, elle s'inspire des concepts soufis de Idries Shah qu'elle a découvert dans les années 1960 pour écrire Canopus in Argos : Archives. Dans cette série romanesque, elle retrace l'évolution de l'humanité après une guerre atomique. Doris Lessing alterne ses pensées sur le colonialisme, les guerres nucléaires et les catastrophes écologiques avec ses réflexions sur l'antagonisme entre les principes féminins et masculins. Elle reviendra plus tard, sur son intérêt pour le soufisme dans le recueil d'essais Time Bites en 2004. C'est cette profusion d'écritures aux thématiques diverses, un style riche et vif, qui ont été récompensés. Sur le plan de l'art de l'écriture et de la création, l'Académie suédoise a salué « la conteuse épique de l'expérience féminine qui avec scepticisme, ardeur et une force visionnaire, scrute une civilisation divisée ». Les journalistes londoniens ont rapporté que lorsqu'elle a appris qu'elle était la lauréate du prix Nobel 2007, elle a réagi avec son humour habituel : « Ils ont pensé, là-bas, les Suédois : celle-là a dépassé la date de péremption, et elle n'en a plus pour longtemps. Allez, on peut le lui donner ! » Il faut dire qu'elle est bien modeste, Doris Lessing, une romancière qui fait tant rêver et qui vous remue la conscience. Le Sud-africain Coetzee la compare à Tourgueniev. Elle est en effet, une véritable humaniste.