L'inspiration de l'écrivain sénégalais Sall Gana est très largement populaire et folklorique : de même, son art doit à la fois sa vivacité et ses imperfections aux feuilles locales où il fit son apprentissage. C'est un Sénégalais intégral, venu de la Casamance qui, bien qu'acclimaté à Dakar et au milieu des lettres, n'a rien perdu dans ses meilleurs livres de la sève vigoureuse de sa région natale. Dans ses écrits, il est imprégné jusqu'aux mœlles d'un égalitarisme volontiers agressif en son expression, qui recèle pourtant un sentiment nuancé de la justice vraie et du progrès social. Il aura toujours la nostalgie de la Casamance « tranquille » de son enfance où la domination du « nouveau riche » ne s'était pas imposée comme à l'époque de sa maturité. Souvent, la gravité réelle de l'observation, comme le talent du conteur, sont éclipsés par les facéties du pitre. Sall Gana est un admirable comédien qui sait manier, avec un à-propos rarement en défaut, toute la gamme du rire, depuis l'humour attendri jusqu'à la moquerie incisive, en passant par l'héroï-comique, le burlesque, la bouffonnerie, à tel point qu'il n'est pas toujours aisé — ni souhaitable — de dissocier une pensée souvent primesautière et zigzagante ou une émotion qui hésite à dire son nom de l'irrésistible drôlerie qui leur est consubstantielle. Sans céder à un romantisme facile qui nous a trop entretenus de clowns pathétiques, il faut bien reconnaître que l'humoriste exubérant des débuts se transforme au contact de la vie et de ses déboires, sous l'influence aussi d'un positivisme décourageant, et surtout devant le spectacle d'une époque confuse et corrompue, en un sage mélancolique qui incline finalement au désespoir. Cet échec apparent de Sall Gana a porté trop d'interprètes à voir en lui un inadapté qui aurait dans une large mesure manqué l'œuvre qu'il portait en lui. Hypothèse gratuite qui, en mettant en avant des regrets un peu vains, risque de nous cacher sa véritable originalité. Il est né en Casamance en 1929, cadre chatoyant des merveilleuses évocations de son enfance. Il serait faux d'exagérer la barbarie du milieu. Certes, les mœurs étaient, au temps du colonialisme, rudes, la justice expéditive et une gestion du pays niveleuse s'opposait à tout privilège, fût-ce celui de la culture. Sall Gana a sans doute assisté à la poursuite de l'esclave noir et du rebelle, traité de « bandit de grand chemin ». Mais il y a dans son village une école de « pères blancs » qu'il fréquente jusqu'à quinze ans, avant de partir pour Dakar. Et surtout le futur Sall Gana s'imprégna de l'âpre poésie du grand fleuve « Sénégal » dont la magnificence s'étend aux activités que suscite son cours : navigation fluviale, échanges commerciaux, perpétuel défilé d'une humanité bigarrée, fiévreuse dans sa poursuite du « bonheur de manger ». Le paysage ne saurait être séparé d'un effort humain, essentiellement pratique mais inspiré néanmoins par un fervent idéalisme. Puis viennent les années de travail à Dakar, d'une pittoresque diversité : ouvrier maçon, ferrailleur, éboueur puis apprenti imprimeur. Le climat de Dakar, ville coloniale où les ouvriers sont légion, l'aide à « sortir » ses énormes blagues qui font rire bruyamment les ouvriers et autres cafetiers ou barmans. C'est dans cette atmosphère qu'est « né l'écrivain humoriste » Sall Gana. Mais il fallait un appui, une main bienfaitrice. Et le hasard faisant bien les choses, il rencontre le journaliste français Robert Marion qui le présente à un éditeur. C'est ainsi que sort son premier conte Le petit bûcheron (1959). Ce conte rendit le nom de Sall Gana célèbre au Sénégal. Viennent ensuite Le calme de la jungle, Rendez-vous ratés, Mariage casamancé et L'ouvrier naïf. Malheureusement, Sall Gana meurt en 1969. Il nous a laissé des histoires admirables, riches d'une humanité palpitante que le rire découvre sans prétention au détour d'une anecdote cocasse, émanée d'une personnalité rayonnante et parfois géniale.