Professeur émérite en relations internationales à l'université de Kassel en Allemagne, Werner Ruf, 70 ans, revient, dans cet entretien, sur la gestion des conflits internationaux et l'ingérence pratiquée par les grandes puissances au nom du droit humanitaire. Auteur de nombreuses publications concernant les systèmes politiques et les relations internationales du Maghreb, le système des Nations unies, l'Islam politique, la politique de sécurité, la politique méditerranéenne de l'UE et l'économie politique de la violence, M. Ruf nous livre son analyse sur, notamment, la circulation des personnes et la pauvreté dans le monde. L'intervention militaire des pays puissants au nom de la préservation de la sécurité régionale ou internationale est-elle une pratique conforme au droit international ? On observe depuis la deuxième guerre du Golfe, c'est-à-dire depuis 1991, une érosion du droit international qui est due essentiellement à l'intégration d'une nouvelle notion, à savoir celle du droit d'intervenir pour des raisons humanitaires. Les Etats-Unis d'Amérique avaient, à la fin de cette guerre, proclamé ce droit en arborant les conditions de vie intenables et inhumaines des Kurdes et des chiites, réprimés par le régime de Saddam Hussein. Washington avait même parlé de la nécessité d'intervenir pour préserver la paix dans la région et également dans le monde. Seulement ce droit d'intervention qu'on réclame est en flagrante contradiction avec la charte des Nations unies qui, justement, interdit toute intervention et toute action armée. Plus grave encore, il n'y a pas de forces onusiennes. Les Nations unies chargent certains Etats ou certains Etats demandent au Conseil de sécurité de l'ONU d'avoir carte blanche pour intervenir dans tel ou tel pays. Cette pratique devient récurrente. Après l'Irak, on a vu la même chose se reproduire en Somalie et à Haïti au nom de la paix. Il y a eu également une guerre contraire au droit international qui a été menée contre la Yougoslavie. Et on assiste au même cas aujourd'hui avec la France qui a fait voter en Conseil de sécurité une résolution lui permettant d'intervenir au Tchad. Dans quels cas est-il autorisé de recourir à la force armée ? Aucune disposition de la charte des Nations unies n'autorise à intervenir dans des affaires qui relèvent essentiellement de la compétence nationale d'un Etat. L'article 2, notamment dans ses paragraphes 4 et 7, interdit aussi bien l'intervention que toute utilisation de la force dans le règlement des conflits internationaux. Tout en faisant l'impasse sur ces dispositions, on se réfère au droit d'intervention pour cause humanitaire. Mais quand on regarde bien les interventions qui sont faites, on constate que, dans la majorité des cas, la situation humanitaire n'est utilisée que comme prétexte ou comme alibi pour faire des interventions qui servent d'autres fins, d'autres causes. Cela s'explique par le fait que l'on n'intervient pas partout où il y a des drames humanitaires. La mondialisation, pour ainsi dire, détruit tant les régulations sociales qu'économiques qui étaient valables jusqu'à présent. Nous avons aussi la dimension militaire. Et ce n'est pas par hasard que dans les doctrines de défense aussi bien des Etats-Unis que de l'Union européenne, le droit d'intervention est proclamé non seulement pour des raisons humanitaires mais aussi pour des raisons sécuritaires, se référant au fait qu'il y a une menace qui peut surgir quelque part et qui nécessite d'intervenir de façon préventive. C'est-à-dire, on retourne à l'anarchie dans le système international. Anarchie qui devait être bannie par la charte des Nations unies. Les pays riches aident-ils réellement les pays pauvres ? C'est très ambigu. Il y a certaines formes d'aides qui sont là, qui existent réellement et qui fonctionnent un tant soi peu. Mais la question est de savoir pourquoi les Etats du Nord, ou les Etats riches, n'ont jamais atteint le 0,7% du PIB qui devait être mis à la disposition de l'aide au développement des pauvres. Le deuxième point est qu'en général, cette aide est conditionnée. Lors du conflit Est-Ouest, elle était conditionnée politiquement, c'est-à-dire si vous êtes avec nous vous aurez de l'aide, sinon vous n'aurez rien. Actuellement, elle est conditionnée par ce qu'on appelle la « good gouvernance », c'est-à-dire la bonne gouvernance. Elle est dépendante de la condition de l'ouverture de l'économie nationale au marché international et à l'investissement des pays du Nord dans ces pays qui ont besoin d'aide. Ce conditionnement obéit aux intérêts des pays du Nord, puisque ce sont eux qui « aident ». La libre circulation des personnes existe-t-elle ? C'est justement le paradoxe ! On parle de liberté, de libre-échange, de libre circulation du capital. Oui. Mais pas des personnes. Alors, quand vous regardez l'Europe, par exemple, à travers son instrument Frontex, qui essaie de se protéger contre les réfugiés et contre ceux qui essaient de toute manière d'arriver sur le continent européen, cela pose aussi un problème du fait que le droit d'asile est garanti en Europe, mais si on empêche les gens de mettre les pieds sur le sol européen, ils n'ont donc même pas la chance de demander le droit d'asile qui leur est pourtant garanti. De façon militaire, on essaie de maintenir les migrants, les réfugiés… hors de l'Europe. C'est une façon indirecte, militaire parfois, pour priver les gens d'accéder à ce droit. Y a-t-il aujourd'hui une réelle menace sur l'Etat nation ? L'Etat nation ne disparaîtra pas de sitôt. Il continuera à exister. Des fonctions essentielles de l'Etat nation s'érodent, disparaissent de plus en plus. Avec la mondialisation, qui est surtout économique, et avec la force économique que possèdent les pays du Nord, la possibilité de l'Etat de guider, d'organiser son développement lui-même disparaît de plus en plus. La libération veut dire que les marchandises européennes par exemple ou américaines peuvent entrer dans les marchés sans que ceux-ci soient protégés. C'est-à-dire les petites et moyennes entreprises dans les pays du tiers-monde ne peuvent absolument pas être compétitives avec les marchandises bon marché. La mondialisation, c'est aussi la liberté d'investir où on veut, ce que doivent accepter les pays faibles s'ils veulent recevoir de l'aide. C'est peut-être difficile d'appeler cela un projet impérialiste, mais c'est tout de même une dimension impériale qui est dans cette mainmise qui se prépare sur la liberté : une liberté de l'investissement et des flux capitaux. La mondialisation sert-elle les intérêts des peuples ? Dans les pays du Nord, la mondialisation correspond aux intérêts des peuples. Il y a donc une coordination entre le politique et l'économique. Alors que dans les pays du Sud, c'est justement le contraire : la mondialisation détruit certains éléments de souveraineté, des possibilités d'organiser le développement. Il y a toujours des côtés négatifs mais aussi d'autres positifs. C'est très bien qu'on puisse téléphoner de l'Afrique en Europe ou ailleurs avec le mobile. Il y a aussi le fait que les droits de l'homme deviennent de plus en plus une dimension sérieuse qui joue un rôle dans le Sud. Mais il y a le côté qui est la pénétration économique et politique à l'aide d'instruments de good gouvernance, c'est-à-dire que si vous ne gouvernez pas bien vous n'aurez pas d'aide. Et que veut dire bien gouverner ? Dans le fond, c'est essentiellement ouvrez les frontières.