Pensez-vous que les chercheurs ont assez consulté et recoupé les mémoires des acteurs et des victimes de la guerre de Libération nationale ? C'est une opération qui commence. On sent monter un désir des chercheurs historiens de ne plus se suffire de l'opinion générale des gens ou des quelques textes déjà existants, mais de faire de la vraie investigation. Une investigation scientifique. Il ne faut pas qu'un historien suive uniquement tel groupe de militants, il faut qu'il mette les gens en contradiction. C'est son boulot, lequel consiste à proposer ; au-delà des contradictions entre les acteurs, un discours cohérent. Il n'est pas interdit que quelqu'un voie telle chose, alors que celui d'à-côté voit autre chose. Cela fait partie de l'expérience de l'individu. L'historien doit pouvoir dire pourquoi celui-ci voit de telle manière et celui-là de telle autre. Ensuite, il faut aller aux archives, des archives qu'il faut également créer. On a cette chance que des gens sont encore vivants. Il faut aller vite ; les universités doivent créer des départements et des sections entièrement dédiés à l'enregistrement suivant des standards arrêtés par des professeurs pour que cela ne devienne pas une anarchie. Il existe déjà les récits des coloniaux à Nantes, à Vincenne, à Aix-en-Provence. Il y a aujourd'hui en France 600 entretiens avec des appelés de la guerre d'Algérie. Il faut faire la même chose en Algérie de manière à se doter de la matière qui rende possible une histoire scientifique de cette période. La conjoncture est-elle favorable aujourd'hui ? En plus de l'urgence, nous avons aujourd'hui les moyens techniques. De leur côté, les moudjahidine veulent parler, chose qu'ils ne faisaient pas avant les années 1990. Ils parlent avec beaucoup de flamme. Cela ne fait rien, il ne faut pas les brimer. Mais, après, il faut confronter les récits. Pensez-vous qu'une version officielle de l'histoire expurgée des dogmatismes dépend finalement du degré de démocratisation de l'Etat ? Dans chaque pays, il y a le discours officiel sur l'histoire. En France également, il y avait une version officielle à l'époque où l'on ne voulait même pas parler de la guerre d'Algérie, on parlait d'événements. Mais grâce aux pressions de la communauté scientifique et aux pressions de l'Algérie, cette version en France est en train de changer. Il est donc à la fois souhaitable et possible qu'elle change en Algérie, ne serait-ce qu'en reconnaissant la diversité des mouvements qui ont participé au Mouvement national, la diversité des personnalités sans que l'on accuse l'une ou l'autre de trahison. Cela va se faire à la fois dans la production d'une histoire raisonnée et démonstrative. Il faut des preuves. S'il arrive à établir des institutions démocratiques, l'Etat pourra laisser de plus en plus de mots pour que l'histoire de cette période devienne l'affaire de la société civile et des historiens. Vous avez évoqué dans votre intervention la nécessité de relier les faits militaires et politiques avec la réalité sociale, économique et culturelle du peuple algérien. Pouvez-vous développer cette idée ? Les départements d'histoire ont très souvent compris leur rôle comme une sorte d'écho au discours officiel. Donc, non seulement ils se sont concentrés principalement sur l'aspect héroïque et donc militaire du Mouvement national, mais ils ont sous-estimé le fait que ce Mouvement national n'a de sens que parce qu'il s'alimente de la culture du peuple. Aujourd'hui, il faut établir l'histoire des structures sociales, économiques et culturelles fondatrice de ce mouvement. C'est de la socio-histoire, c'est l'affaire d'un siècle. C'est sans fin, l'histoire est sans cesse réinterrogée. Savons-nous ce qu'était l'Algérie sous l'ère ottomane ? On n'a pas formé, ou peu, il y a une dizaine d'historiens algériens qui pratiquent la langue turque. Or, on sait que les Turcs ont des archives gigantesques. Il faut former des historiens pour qu'ils aillent nous dire ce qu'était l'Algérie avant la colonisation. Savons-nous dans quels milieux ont évolué les chefs historiques de la Révolution ? Ce sont seulement des symboles.