Dans un fait daté, à quoi tient-il qu'un «témoin» - et plus encore -, qu'un «acteur» soit irrévocablement un élément déformant de la Vérité? Evidemment, la réponse appelle un développement et des arguments sérieux. Et comme il y a bien des manières d'écrire l'histoire et que la tâche est immense et complexe, de nos jours, des chercheurs se regroupent en équipes pour circonscrire l'élément déformant de la Vérité. D'autre part, il est démontré par la critique historique que le témoignage humain ne procède pas d'une valeur probante et qu'il y a lieu de s'imposer le doute scientifique. Un professeur d'histoire n'est pas nécessairement un historien professionnel, un historien professionnel n'est pas forcément un acteur ou un témoin d'un événement. Le témoin est l'auteur d'un récit, et bien entendu, le récit ne saurait se suffire à lui-même. C'est sûrement là que l'historien intervient et doit mettre en branle son intelligence, ses connaissances, sa sensibilité, son sens critique afin d'agir avec une totale liberté d'esprit. Et encore! Car comme l'a dit Paul Valéry: «L'histoire justifie ce que l'on veut; elle contient tout et donne des exemples de tout». Dans ces conditions à quoi servirait l'histoire? Peut-être à restituer à l'humanité son histoire. Autrement dit «sa mémoire»... Aussi suis-je heureux que, dans le tome1 «Crimes sans châtiments» de son ouvrage général Chroniques des années de guerre en Wilaya III, (Kabylie), 1956-1962 (*), Djoudi Attoumi borne son ambition: «Témoigner sur l'histoire de la guerre de libération nationale est un labeur difficile et non sans embûches [...]. En effet, écrire, c'est transmettre aux autres ce que l'on sait, ce que l'on a vécu, ce qu'ont subi les Moudjahidin et les populations tout au long de cette terrible guerre [...]. Il y a tellement de faits qui reviennent peu à peu et dont on se rappelle à peine, comme cachés dans des cases, qu'il faudrait investir les unes après les autres pour les retrouver, les faire sortir et enfin les faire parler.» Tout au long de ce tome 1, l'auteur s'est obligé, aujourd'hui en simple citoyen de l'Algérie indépendante, à rapporter les faits observés, vécus, notés, au mieux de son honnêteté, au mieux de sa conscience éveillée, proposant «ses mémoires de guerre pendant sa période de maquis (1956-1962)» en qualité de «combattant de l'ALN en wilaya III». Sans cesse, prévenant la critique facile, et c'est la plus blessante pour quelqu'un qui «s'implique dans la recherche de la vérité lorsqu'il témoigne ou quand il fait appel à des témoignages [...] qui serviront un jour à l'écriture de l'Histoire de la guerre d'Algérie.» Il n'hésite pas, tout en précisant que «Les faits sont tellement bouleversants, tellement choquants qu'il est parfois difficile d'admettre le contenu» à évoquer de nom-breux événements douloureux, écrivant: «Mais parfois la vérité n'est pas toujours bonne à dire. Que ce soit dans l'affaire de Melouza, celle de Béni-Ilmane, les massacres d'Aït-Soula, Akfadou, des tortures des centres de l'Arbatache,...» Le soin est laissé au lecteur de distinguer l'intérêt et le mérite de cet ouvrage: un document. L'ouvrage comprend vingt-trois chapitres dont voici quelques thèmes: «La vie quotidienne dans les maquis»; «Le calvaire de la guerre dans les villages»; «L'ouverture du front Sud et les pièges ennemis»; divers accrochages, bombardements, tortures. Des détails exceptionnels sont indiqués avec précision: rencontres des moudjahidine de tout rang et parmi eux les plus illustres (à redécouvrir, car l'auteur les a longuement côtoyés), des caméras dans les maquis (mon ami et regretté Youcef Sahraoui, Mohamed Ouled Moussa, Bensmane Slimane, Mérabet Athmane,...), lieux des combats, victoires et échecs, des noms de nombreux héros de la Wilaya III et hommage rendu à l'engagement des gens de l'Eglise, tel Mgr Duval (surnommé Mohamed Duval), aux militants et aux combattants étrangers dans l'ALN, tel Gérard Cohen et aux morts au champ d'honneur, tel Pierre Genassia «qui se considérait comme Algérien avant tout». Le moudjahid Djoudi Attoumi nous offre, et davantage à la jeunesse, et davantage encore aux chercheurs universitaires en Histoire, des éléments justificatifs forts, des situations étonnantes, des photos rares, le tout constituant une documentation riche, émouvante et réussie. Sa mémoire demeure vive et libre à chaque page. Tant il est vrai que la mémoire exige une morale personnelle saine et, sa valeur la plus belle, une vertu entière; je veux dire la vertu véritable, celle qui exprime son efficience par sa seule force qui est elle-même mue par la rectitude de la volonté et l'ardeur du courage, volonté et courage qui se dévouent à une valeur qui dépasse l'individu, et ici la patrie algérienne. De nos jours, une certaine littérature cultive trop souvent une sorte d'émotivité grossière, à la limite de la débilité ou une sorte de critique acerbe au levain de la mauvaise foi. Cette littérature se veut au service de l'histoire, mais hélas! dépourvue d'une intelligence vigilante et militante, elle donne dans le galimatias imité des soi-disant historiens étrangers, formés aux méthodes les plus douteuses de l'école coloniale et qui prennent souvent à quelque degré des attitudes de bons historiens. Et voilà que l'on se met chez nous à puiser, sans jamais être rassasié, dans une marmelade écoeurante de documents de seconde main! - ce qui exaspère l'angoisse et le désespoir de nos jeunes qui, encore en 2009, se demandent d'où ils viennent! Eh bien, allons à la recherche de la Vérité de nous-mêmes par nous-mêmes! En l'absence, pas forcément par manque, d'historiens algériens, il est heureux que des mémoires valides, intactes, se détendent et se donnent de la valeur. Il nous faut encourager l'état d'esprit qui apparaît de temps à autre, comme c'est le cas de Djoudi Attoumi, pour nous parler par exemple de la lutte de libération nationale, si encore ailleurs, elle n'a pas été tout à fait pastichée. En réalité, il nous faut, par vertu héroïque, aller vers le passé et piocher en fellah traditionnel dans la terre de notre pays pour faire parler nos secrets maintenant trop longtemps ensevelis. En bref, un mot sur l'auteur: je peux dire que Djoudi Attoumi est né en 1938 dans les Aït Oughlis. Il a rejoint le maquis en 1956, y a occupé des postes de responsabilité jusqu'en 1962. Démobilisé, il a exercé plusieurs fonctions administratives à Béjaïa. Il est licencié en droit et diplômé de l'Ecole nationale de la santé publique de Rennes (France). Bien qu'il ait déjà publié, aux mêmes éditions, d'autres témoignages (Le Colonel Amirouche, tome 1 et tome 2; Avoir 20 ans dans les maquis ou Journal de guerre d'un combattant de l'ALN en Wilaya III), il ne se dit pas fabricant d'histoire. Sa sincérité, sa passion, son humour, sa volonté d'être crédible lui évitant de tomber dans la langue de bois et de l'idéologie, font qu'il n'a aucune prétention d'avoir produit un travail d'historien professionnel. Mais je souligne ici que bien des historiens y trouveront des réponses à leur questionnement, du moins en cette tranche d'Histoire de nos maquis. (*) Chroniques des années de guerre en Wilaya III (Kabylie, 1956-1962) par Djoudi Attoumi Editions Rym, Béjaïa, 2009, 400 pages