Avec ce film, considéré comme le meilleur de l'année en France, Abdellatif Kechiche confirme son immense talent. Assi bien la critique spécialisée que le public ou les récompenses (prix spécial du jury de la Mostra de Venise, prix Louis Delluc 2007), « La graine et le mulet », troisième long-métrage d'Abdellatif Kechiche césarisé quatre fois il y a trois ans pour « L'Esquive » est sans conteste le succès français de l'année. Côté public d'abord. Alors que sa longueur (2 h 30) le prive d'une séance quotidienne, ce film a réussi un excellent démarrage avec 85 000 entrées en 5 jours d'exploitation et dans une petite combinaison de 90 salles seulement, soit une moyenne de 946 spectateurs par salle ! Et la deuxième semaine s'est avérée toute aussi brillante avec une trentaine de salles en plus, lesquelles résultent d'un excellent bouche-à-oreille qui relaie les articles dithyrambiques. Un concert qui salue celui que l'on peut désormais considérer comme un grand directeur d'acteurs, évoquant çaou là le Maurice Pialat de A nos amours ou le John Cassavetes de Une femme sous influence. Au départ, la rencontre entre un réalisateur et un producteur français parmi les plus importants de la place, Claude Berri, qui demande à rencontrer Abdellatif Kechiche après avoir vu L'esquive en projection. Chose rare, sans même s'informer des projets de cet ancien acteur franco-tunisien qui a fait ses débuts en 1974 dans Le thé à la menthe de l'Algérien Abdelkrim Bahloul, Berri s'engage à lui produire ses deux prochains longs métrages. Du coup, Kechiche a sorti de ses tiroirs une ébauche de scénario conçu en 1995, en forme d'hommage à son père, entre temps disparu. Pour incarner ce rôle, il réussit à convaincre l'un des proches amis de son père, Habib Boufarès, qui n'a jamais vu une caméra de sa vie ! Le résultat est surprenant quant à la justesse de jeu et de ton d'un acteur non professionnel qui fait passer énormément de choses avec une certaine économie de dialogues. L'intrigue en soi renvoie à la simplicité mais le résultat, lui, est bouleversant d'émotion et d'humanité. La soixantaine fatiguée, le personnage de Slimane n'est plus en mesure de tenir les cadences des chantiers navals de Sète où il a passé la quasi-totalité de sa vie professionnelle. A une situation sociale déprimante, s'ajoute une vie personnelle et familiale à la fois compliquée et éclatée. Il est séparé de sa femme, Souad (Bouraouia Marzouk), tout en la voyant régulièrement ainsi que ses enfants, et plus particulièrement Karima, aux prises avec sa gamine qu'elle traite de tous les noms. Le quotidien de Slimane se résume à un petit hôtel miteux dans lequel il partage de temps à autre la couche de la tenancière Latifa (Atika Karaoui). Il y côtoie la fille de cette dernière, Rym, ainsi qu'un groupe de vieux chibanis, des retraités qui étirent le temps au rythme du ‘oud et de la derbouka. Malgré ce vécu plutôt tourneboulé, une idée va germer dans l'esprit de Slimane : transformer un vieux rafiot en un restaurant de couscous au poisson (d'où le titre : La graine et le mulet). Dans ce projet, Slimane va bénéficier du concours de Rym et c'est à un véritable mode d'emploi pour la création d'une entreprise auquel nous invite Kechiche, à travers le maquis des démarches administratives et bancaires. Ce qui fait la singularité et la force émotionnelle du film, c'est l'incroyable talent du réalisateur à donner une dimension quasi-documentaire à un projet cinématographique qui reste une fiction de bout en bout. Cet hyperréalisme de la mise en scène éclate notamment dans une séquence de repas de famille où la caméra s'insinue dans les interstices d'une véritable explosion de vie qui parcourt la vingtaine de convives. C'est en même temps une leçon de cinéma quant à l'art et la manière de dessiner différents personnages sans qu'aucun d'entre eux ne soit réduit à la dimension de silhouette. On pense parfois dans cette séquence au célèbre « Déjeuner sur l'herbe » de Jean Renoir. Autre temps fort du film, un tête-à-tête entre la tenancière de l'hôtel et sa fille Rym, laquelle lui dit ses quatre vérités tout en lui déclarant son amour filial. L'interprétation de Hafsia Herzi, révélation féminine d'un film qui lui a valu le Prix du Meilleur espoir féminin à Venise l'année dernière, (voir interview ci-contre), est magistrale. Elle incarne le personnage de Rym dans un mélange de force et de sensibilité qui ressort d'une galerie de portraits aussi réussis les uns que les autres, à l'instar d'un Robert Altman qui avait cette qualité rare de faire exister à l'écran vingt-sept personnages. De la séquence finale nous ne dirons rien, sinon qu'elle peut être résumée par cette phrase prononcée dans Les Cahiers du Cinéma par le réalisateur : « Rendre la vie au cinéma, c'est quand, malgré un texte, des perches, des lumières, un groupe de personnes sont dans un état d'ébullition, un mouvement intérieur, presque de transe, et qu'ils réussissent à vivre, vraiment ». La critique, en accord avec le public, ce qui est de plus en plus rare, a adhéré complètement à cette vision. Ainsi, Jacques Mandelbaum, dans Le Monde, écrit : « L'intrigue ne paie pas de mine. Et pourtant Kechiche parvient à en faire un film épique qui mêle le romanesque à la chronique sociale, le mélodrame à la comédie, la trivialité du quotidien à l'ampleur de la tragédie ». Quant à Olivier Séguret dans Libération, il ne voit pas « quel autre cinéaste aujourd'hui en France conjugue aussi bien et avec autant d'efficace élégance, le lyrisme et le réalisme, la politique et les sentiments, l'héroïsme et la discrétion, le social et le cosmique. Le cœur pléthorique de comédiens qu'il réunit sous sa bannière est l'un des plus saisissants que l'on ait vu sur grand écran, la direction d'acteurs formant de toute évidence l'un de ses plus précieux talents. » C'est tout dire de ce film qui mériterait d'être vu en Algérie.