Obtenir deux fois de suite 4 Césars quand on n'est qu'à son 3e film est une rare performance. Je me suis laissé dire que le maire de Nice vous a invité à consacrer un prochain film à votre quartier des Moulins… Curieuse demande car, n'eut été la disparition prématurée de mon père, c'est à Nice que devait se tourner La Graine et le mulet. Le destin en a décidé autrement. Du coup, j'ai choisi de tourner à Montpellier en confiant le rôle initialement dévolu à mon père à l'un de ses proches amis, Habib Boufarès, qui a accepté le rôle sans avoir jamais vu une caméra de sa vie. Ceci dit, la cité des Moulins a une histoire et une atmosphère typiques des années 60. Alors, en faire un documentaire ou une fiction ? Je suis dans l'expectative mais je ferai sans doute quelque chose, ne serait-ce que pour une sorte de devoir de mémoire. En toutes choses, et c'est mon cas, je m'exprime d'autant mieux que je connais bien le sujet à traiter, et qu'en plus le sud est profondément ancré en moi… La fibre artistique s'est-elle manifestée tôt chez vous ? Dès l'âge de 14 ans, j'ai eu un très fort désir de cinéma et de théâtre. A 16 ans, j'ai intégré le Conservatoire d'Art Dramatique à Nice. Je suis ensuite monté à Paris où j'ai fait une école de réalisation. A l'issue de deux années d'études de comédien, j'ai été engagé en 1979 par le théâtre de Nice où j'ai interprété la pièce d'Eduardo Manet Un Balcon sur les Andes. Je me suis également produit au théâtre de l'Odéon à Paris. Mais comment s'est fait votre rencontre avec le monde du cinéma ? Entre deux spectacles, je retournai régulièrement à Nice où, comme à Paris, je me suis nourri de films à la cinémathèque. Jusqu'en 1984 où j'ai fait la connaissance du cinéaste algérien Abdelkrim Bahloul qui m'a confié le rôle principal dans Le Thé à la menthe. Depuis, j'ai noué avec lui une amitié d'autant plus forte qu'informé de mon désir de réalisation, il m'a briefé sur le travail en me fournissant les éléments clés de la réalisation : découpage, focales des objectifs, etc. Pour Bahloul, ne pas avoir fait l'IDHEC comme dans mon cas, n'était pas un handicap rédhibitoire dès lors qu'on possède « le regard » du metteur en scène. J'ai joué ensuite, en 1997, dans Les Innocents, sous la direction d'André Téchiné et, bien sûr, là encore, j'ai beaucoup appris de la mise en scène, tout en continuant à jouer au théâtre, ce qui m'a été très utile pour le cinéma. A propos de Téchiné, d'où lui vient cet intérêt pour le Sud et l'immigration maghrébine ? Je nourris une grande estime pour sa personnalité et ses films. André Téchiné est l'un des rares metteurs en scène qui, à l'époque, a inscrit dans ses films la réalité sociologique de l'immigration en France, contrairement à d'autres qui se sont avérés très partiels et partiaux dans la représentation de la société française. C'est quand même lui qui a commencé à donner des rôles importants à Roschdy Zem, Sami Bouajila, Lubna Azabal, Rachida Brakni ou moi-même. N'est-ce-pas avec votre rôle dans Les Innocents, qu'enfin, les immigrés ont acquis un statut de « personnages de fiction » au sens plein du terme, loin des stéréotypes ? C'est exact mais après Les Innocents, on ne peut pas dire que le cinéma français ait emboîté le pas, en tout cas, pas pendant plusieurs années, l'exception venant de cinéastes franco-maghrébins ayant accédé à la réalisation comme Mehdi Charef ou Rachid Bouchareb. Peut-t-on considérer La Faute à Voltaire, L'Esquive et La Graine et le Mulet comme une sorte de trilogie de l'immigration ? On peut effectivement établir un lien entre les trois films et leurs personnages principaux. Qu'il s'agisse de Sami Bouajila (dans La Faute à Voltaire), Osmane El Karraz (dans L'Esquive) ou Habib Boufarès (dans La Graine et le Mulet), ils ont pour dénominateur commun de chercher, à des niveaux différents, leur place dans la société. Les trois sont dans le retrait et le silence, tout en jetant les bases de l'action, de la dramaturgie du film. Ce sont eux qui créent le nœud dramatique de l'intrigue. L'action des trois films naît, en fait, d'une idée propre à chacun de ces personnages : avoir ses papiers pour le premier, vivre un amour pour le second, créer son entreprise pour le troisième. Ils sont tous dans des semi-échecs comme si mon regard en demi-teinte était à l'image de la réalité elle-même. On peut d'autant plus parler de trilogie que mon désir actuel de cinéaste me commande de passer à autre chose. Justement, il semblerait que vous préparez un film sur la révolution de 1789, pourquoi ? Oui, l'histoire tournera autour des lendemains de la révolution française, vers 1810, parce que mon personnage central est né en 1789. J'ai le sentiment que cette histoire et cette période m'appartiennent, dès lors qu'elles m'ont imprégné fortement et ce, dès ma scolarité. L'Idée de liberté et des Lumières ont contribué à former mon identité propre, sans rien renier pour autant de mon arabité. Au contraire, et, en ce qui me concerne, il y a un lien étroit entre les deux… Pour La graine et le Mulet, vous attendiez-vous à un succès aussi immense ? J'ai la sensation que mes films génèrent une énergie particulière qui est de l'ordre de l'alchimie entre des rencontres imprévues, et des personnages à la fois fortement imaginés et fortement incarnés par les comédiens. Moi-même pour m'exprimer, il me faut, outre la maîtrise du sujet, ressentir au plus profond de moi et les personnages et les acteurs qui les incarnent. La reconnaissance de mes pairs m'a moins surprise pour L'Esquive (4 Césars en 2005) où j'allais à l'essentiel avec une réalisation technique relativement facile. Avant, faire un travelling était quelque chose de très lourd. Aujourd'hui, le steadycam (ndlr caméra portable disposant d'un système d'amortissement) facilite le mouvement. L'appréciation positive des gens du métier ne m'a donc pas trop étonné. Par contre, avec La Graine et le Mulet, j'ai été beaucoup plus surpris parce que j'allais plus loin dans ma démarche cinématographique et que, malgré tout, on me remettait à nouveau quatre statuettes pour la seconde fois. Mon étonnement réside là. Comme comédien vous avez été dirigé par des cinéastes aussi différents qu'Abdelkrim Bahloul, Nouri Bouzid ou André Téchiné. Cette carrière appartient-elle au passé ? A ce titre, j'ai fait d'autres films ces dernières années. Par exemple, il y a trois ans, j'ai joué aux côtés de Robin Wright-Penn (épouse du comédien réalisateur Sean Penn) dans un film aux USA. Ce film, Sorry Hater's de Jeff Standler, n'est malheureusement pas sorti en France. J'ai aussi tourné en 2002 en Tunisie avec Ridha Bahi La Boîte magique, mais je dois avouer honnêtement qu'aujourd'hui faire l'acteur, c'est pour moi une récréation, une parenthèse dans mon métier de cinéaste. Vous avez une rare capacité à révéler ou découvrir des comédiens : Sami Bouajila, Sara Forestier et maintenant Hafsia Herzi ? J'ai une forme de passion pour les acteurs et pour la découverte de talents bruts. J'aime ce travail de recherche de la perle rare, du diamant à polir. C'est autant valable pour Sara Forestier que pour Hafsia Herzi. Je garde d'ailleurs des liens très forts avec les plus jeunes d'entre eux, car c'est une forme de responsabilité que de les propulser sous les feux des projecteurs et des médias. Les références citées à votre sujet évoquent souvent Maurice Pialat ou Claude Sautet. Pour ma part, j'ajouterai John Cassavetes. Quelles influences revendiquez-vous ? En dehors de ceux-là, j'ajouterai Pier Paolo Pasolini par sa manière de traiter certains personnages. Lui aussi a confié des rôles importants à des non professionnels et, comme moi, il était fortement interpellé par la réalité sociale. Il suffit de repenser à Mamma Roma ou Accatone. Votre carrière est très suivie en Algérie où La Graine et le mulet va bientôt sortir en salle. L'est-elle aussi en Tunisie à laquelle vous n'avez consacré aucun film ? Enfin, vous verra-t-on aux prochaines Rencontres cinématographiques de Bejaïa où vous êtes invité avec Hafsia Herzi ? J'ai beaucoup d'amis en Algérie parmi lesquels Krimo Bougatov que j'ai connu dans Le thé à la menthe et qui jouait mon frère dans Les Innocents de Téchiné. En Tunisie La Graine et le Mulet est sorti en salle et, à ce que je sais, il a eu un grand retentissement. Par contre, je ne me vois pas y mettre un film en scène, car je ne connais pas assez la réalité tunisienne. Mais on peut considérer que La Graine et le Mulet est un film de circulation entre les deux rives et les deux cultures. Quant à Béjaïa, je m'y rendrai volontiers et avec grand plaisir, Inch'Allah ! Repères Coup de tonnerre à la cérémonie 2008 des Césars : trois ans après avoir trusté quatre statuettes pour L'Esquive, Abdellatif Kechiche récidive avec La Graine et le Mulet : meilleur film, meilleur réalisateur, meilleur scénario original, et meilleur espoir féminin pour la jeune franco-algéro-tunisienne, Hafsia Herzi, qui, ainsi révélée, vient de tourner dans le remake d'Umberto D de Vittorio de Sica, sous la direction de Francis Huster et aux côtés de J-P. Belmondo. Déjà Prix Louis Delluc, le 3e long métrage de Kechiche est bien le meilleur film 2007, plébiscité à la fois, ce qui est rare, par le public (900.000 entrées à ce jour), par les professionnels (4 Césars) et une critique unanime. C'est à Belleville (Paris) où il habite, au milieu d'une population cosmopolite, que nous l'avons rencontré, en compagnie de Hassan Guerrar, fils du regretté Mohamed Boudia, et devenu l'un des meilleurs attachés de presse de la place de Paris, toujours très impliqué par le Maghreb (il s'était occupé de la sortie d' Indigènes de Rachid Bouchareb). Né en 1960 à Tunis, Abdellatif est arrivé à l'âge de 5 ans à Nice où il a grandi auprès d'un père peintre en bâtiment, d'une mère au foyer et de 6 frères et sœurs. Il a vécu son adolescence et sa prime jeunesse dans la cité populaire des Moulins, à quelques pas des célèbres studios de La Victorine (comme un clin d'œil à son destin…). Le nouveau maire, Christian Estrosi, vient de lui décerner la médaille de la ville de Nice en présence de sa famille et de ses proches.