La guerre, ça commence toujours par des heures historiques et ça finit par des minutes de silence… Son assistant nous avait mis en garde. Attention, quand Amar commence à parler, il ne s'arrête pas ! Prenez en acte. On ne va tout de même pas lui dire : ne nous racontez pas le film ! On est venu pour ça, pour qu'il nous raconte le film de sa vie… On est ressorti quelque temps après avec l'impression d'avoir eu affaire non pas à un parleur mais à un conteur raffiné, un communicant qui vous fait voyager dans sa galaxie, parfois mélancolique, les larmes dans la voix, et souvent flamboyant avec des histoires gaies. Plutôt gouailleur que cassant, ce fils d'agriculteur aisé, né en 1942, élevé dans la stricte tradition familiale a toujours été un homme pressé aimant prendre son temps. Et son prénom, il le doit un peu au député maire de la ville M. Mayer, ami de son grand-père qui avait suggéré à ce dernier d'opter pour Amar, en référence au saint Sidi Amar Boucella, dont le mausolée est situé en contrebas du massif de Haouara. Né à Aïn Berda, à mi-chemin entre Annaba et Guelma, Amar aime à dire qu'il n'a pas eu d'adolescence. Et pour cause ! Il a pris le maquis à l'âge de 15 ans. « J'étais lycéen à Saint Augustin à Annaba. Lors de la grève de 1956, j'étais le plus jeune élève à être traduit en conseil de discipline. Ma prise de conscience est le fait de mon grand-père maternel Mohamed Sekka, un grand nationaliste, emprisonné en mai 1945 et qui comptait parmi les meneurs dans la région, dès le déclenchement de la lutte en 1954. J'étais très proche de lui et il m'a inculqué les valeurs qui ont façonné ma personnalité. » Très jeune déjà ! Le premier contact réel de Amar avec la révolution s'effectua le 20 août 1955. C'était le déclic, il en parle, l'émotion à fleur de peau. « Les moudjahidine avaient attaqué le village. Dans l'autre camp, il y avait Marie Claude, fille du maire, ma petite amie chargée de fournir les munitions à Edouard son frère qui tirait sur les nôtres. Le lendemain, on s'est rencontrés, on s'est regardés les yeux dans les yeux. Chacun a choisi sa route. On ne s'est plus parlé. En 1962, elle était toujours là en qualité d'institutrice. Le hasard a voulu qu'on se croise au même endroit chacun de son côté. On ne s'est pas adressé la parole. » Dans le maquis, au Djebel Haouara puis dans les monts Melila et à la base de Ghardimaou, Amar comptait parmi les plus jeunes recrues. Il a traversé la fameuse ligne Morice entre Drean, ville natale d'Albert Camus et Chihani en partant vers Beni Sala. C'était le 3 mai 1958 : « C'est une date que je n'oublierai pas. Ma mère venait de mettre au monde mon jeune frère Mohamed Tayeb, aujourd'hui recteur de l'université de Annaba. » Dans sa militance, Amar a eu à côtoyer de valeureux combattants qui ont magnifié le sacrifice. Il peut vous conter, avec le souci du détail et une gerbe d'anecdotes, toutes les peripéties vécues dans les djebels, les bons et mauvais moments, sans verser dans le triomphalisme avec des mots simples… Il nous confiera qu'à la base de Ghardimaou, il n'était pas bon d'être annabi. Le haut responsable de la base, à cause d'un différend avec un gradé de Annaba, ne voulait pas entendre parler des Annabis. « Alors, par crainte de représailles, on a dissimulé notre appartenance à cette ville. » Amar vous parlera avec émotion de Moussa Hassani, le Saint-Just de la Révolution, homme cultivé qui présidera à l'indépendance au ministère des P et T. Il convaincra Amar dès 1959 à poursuivre ses études en l'envoyant au lycée Alaoui de Tunis d'où il sortira avec les deux parties du baccalauréat en 1962. Plutôt scientifique, Amar garçon intelligent et doué, était promis à une destinée classique, même si les dirigeants à l'indépendance lui avaient suggéré de suivre une carrière diplomatique qu'il a poliment déclinée. Amar avait son idée derrière la tête : il fera du cinéma ! Mais d'où lui est venue cette passion ? « En 1960, ma prof d'histoire-géo Mme Lucette Valensi, communiste, proche de la révolution, m'a acheté une caméra 8 mm. C'est avec cette petite caméra que j'ai filmé à Ghardimaou, à la fin des années 1950, l'actuel président de la République. J'ai commencé à prendre goût et à aimer cet art. La passion du son et de l'image ne m'a jamais plus quitté. Mme Valensi m'a présenté à Tunis le cinéaste René Vautier. J'ai eu à connaître par la suite d'autres réalisateurs, pionniers du cinéma algérien comme Chanderli, Pierre Clément, Lakhdar Hamina… » Le cinéma à Vau-l'eau A l'indépendance, porté par son ambition et sa curiosité, Amar n'arrêtera pas sa course en avant pour devenir le cinéaste qu'il a toujours voulu être. Mais son vœu ne sera pas exaucé. « Je me suis inscrit en sciences éco. J'ai entamé mes études à Alger. Je me rappelle des conseils de Aït Ahmed qui m'avait suggéré de continuer mes études car le pays, exangue, avait besoin de cadres. Mais la passion du cinéma a repris le dessus et j'ai obtenu une bourse grâce au ministre de l'Education de l'époque M. Benhamida pour aller étudier le 7e art en Yougoslavie. Pour l'anecdote, lorsque j'ai revu Aït Ahmed en 1990, vous savez ce qu'il m'a dit ? ‘'je suis content de n'être pas parvenu à te dissuader. Les politiques, il y en a à la pelle !'' » En Yougoslavie, Amar étudiera de 1962 à 1966. « Mon premier film a été influencé par l'école soviétique. Première rencontre avec Zinet raconte d'une manière humoristique l'histoire d'un fonctionnaire algérien le premier jour du Ramadhan. Le film a été projeté à la télé. Le lendemain, El Moudjahid titrait à la Une ! « Enfin du cinéma lucide ! » Homme de gauche et il le revendique toujours, Amar considère la caméra comme une arme. C'est pourquoi il a opté pour un cinéma de combat, de revendication, de sensibilisation, de conscientisation, « pour faire connaître les causes justes, celle de l'Algérie et à travers elle de tous ceux épris de paix, de liberté et de dignité ». « Pour moi, le cinéma est une tribune politique mais je ne pense pas avoir sous-estimé la dimension esthétique. Il ne s'agit pas uniquement de construire des villages, des usines car le but de la révolution socialiste est la transformation radicale des mentalités. Nous essayons par le biais du cinéma et d'autres arts de transformer un état d'esprit », déclarait-il, alors qu'il venait d'achever son œuvre majeure Patrouille à l'Est. En évoquant ce film, il ne s'est pas empêché de parler de la période trouble qu'il a vécue en marge de la sortie de ce long métrage. « A l'époque, les trois glorieuses étaient en vogue, je veux parler des trois révolutions : agraire, industrielle et... culturelle ! Lorsque j'ai rencontré Boumediène, je lui ai fait part de mes inquiétudes à propos de la culture, dernière roue de la charrette et qui détermine pourtant l'avenir des deux autres révolutions. Sans changer les mentalités rétrogrades, on ne peut avancer. Le président m'a bien écouté et m'a rétorqué : ‘‘Il ne faut pas se presser.'' J'ai déduit qu'il n'était pas chaud pour ouvrir les vannes de la liberté d'expression. Ce serait un danger pour son régime. C'est une péripétie qui m'a profondément marqué ! Quelques jours après, deux hommes sont venus frapper à ma porte, au motif qu'ils étaient dépêchés pour compléter mon CV car j'allais être nommé au gouvernement ! Ils m'avaient demandé de les suivre. J'ai obtempéré car j'avais compris. Je me suis retrouvé au 3e sous-sol à côté de Serkadji. J'y suis resté quelques jours avant d'être transféré près d'El Koudia à Constantine où, comble de l'ironie, mon film Patrouille à l'Est était projeté en avant-première. Bien plus tard, quand je suis sorti de prison, personne ne savait ce pourquoi on m'avait arrêté. » Sans doute pour les propos agaçants tenus et son obstination à défendre, vaille que vaille, ses idées. Aujourd'hui, Amar n'en démord pas. « Oui, je suis toujours pour le socialisme, pour la justice sociale. J'ai été parmi ceux qui ont nationalisé les biens de mon père à Skikda ! Une usine de bois et une brasserie de bière ! Quand on a des principes, on ne fait pas de quartier », tranche-t-il avec une lueur dans les yeux. Il a encore été conforté dans ses convictions lorsqu'il a fait son film fétiche Fleur de Lotus, une coproduction algéro-viétnamienne. Il a eu l'occasion de rencontrer le général Giap qui lui a signifié entre autres que les deux révolutions, algérienne et vietnamienne sont similaires et resteront dans l'histoire. « Mais votre révolution, lui a-t-il déclaré, a plus de mérite, car vous étiez dans la gueule du loup, à une heure d'avion de Marseille alors que notre ennemi se trouve à des milliers de km.. » Que faut-il faire ? A l'époque, Amar avait eut l'ingénieuse idée d'immortaliser le combat des héros de la Révolution dont beaucoup sont morts dans l'anonymat. « J'avais pensé à Benboulaïd dont je trouvais passionnante l'évasion de la prison d'El Koudia de Constantine. J'ai commencé à travailler le scénario au début des années 1970. Quand j'en ai parlé aux responsables de l'époque, ceux-ci ont opposé un niet catégorique, car le deuxième personnage qui l'a suivi dans sa fuite n'était autre que Tahar Zbiri qui avait fait le coup de feu contre Boumediène, considéré par conséquent comme opposant. Aujourd'hui, je suis heureux qu'on ait repris le projet. En faire un film, c'est bien mais où le projeter ? II n'y a presque plus de salles obscures. L'idéal aurait été d'en faire un feuilleton télé afin de capter le maximum de monde », suggère t-il et de bifurquer sur le sort du 7e art en Algérie. « L'état d'hibernation ou d'inexistence du cinéma algérien est lié à un manque de volonté politique pour réorganiser ce secteur. Nous avons revendiqué une alternative après la dissolution des trois entreprises de cinéma, et sans état d'âme, je dis en toute honnêteté intellectuelle, sans incriminer personne qu'il y avait des choses qui n'ont pas été dénoncées à temps dans les années 1960. Nous en subissons à ce jour les conséquences ». L'occasion pour revenir sur l'actualité. Comment perçoit-il les dividendes de la manifestation « Alger capitale de la culture arabe » qui vient de s'achever ? « Vous savez, le monde arabe se trouve au creux de la vague. Pas la peine d'en dire plus. Je respecte les décisions politiques. Mais en tant qu'homme de culture, je dis que je n'ai pas pris le maquis pour accepter le laxisme au niveau de la gestion plurielle du pays ». Faut-il qu'il y ait d'abord une politique cohérente, globale et professionnelle de la culture et de la communication. Ce que nous constatons, aujourd'hui est amer. Nous avons hérité en 1962 de 500 salles de cinéma. Qu'en reste t-il aujourd'hui ? Triste constat... PARCOURS Naissance le 22 janvier 1942 à Aïn Berda (Annaba) Participe à la grève des étudiants du 19 mai 1956 au lycée Saint Augustin de Bône. Membre de l'ALN de 1957 à 1962. Obtient les deux parties du Bac et poursuit des études de cinéma en Yougoslavie de 1962 à 1966. Candidat FLN aux élections législatives 1991/92, circonscription d'El Hadjar . A occupé plusieurs postes importants dans son domaine. Membre de la Fondation 8 Mai 1945. Actuellement président de l'association, artistique du cinéma « Lumières » A son actif, plusieurs films dont notamment L'enfer à dix ans (collectif, 1969) Patrouille à l'Est (1974) primé à Alger, Ouagadougou et Tachkent. El Moufid (1979), Les portes du silence (1989) et Fleur de lotus (1999).