Un des chefs de la résistance lors de la Bataille d'Alger, Yacef Saâdi, crée, au lendemain de l'indépendance, Casbah films, première boîte de production cinématographique en Algérie. Dans cet entretien, il parle de la guerre, du cinéma et de l'écriture de l'histoire par l'image. Liberté : Depuis quelques années, de jeunes réalisateurs français tentent d'approcher la question de la guerre d'Algérie. Comment voyez-vous cette démarche ? Yacef Saâdi : Les jeunes d'aujourd'hui s'intéressent à cette guerre qui nous concerne et concerne les Français. C'est pourquoi ils veulent savoir ce qui s'est passé. Comment la France avait occupé l'Algérie et comment elle l'a quittée, et tout ce qui s'est passé entre l'occupation et l'indépendance ? Le cinéma français s'est déjà penché sur la Guerre 1914-1918, dont l'écriture n'est d'ailleurs pas terminée. Ils ont fait plusieurs films, puis il y a eu la Deuxième Guerre mondiale, par rapport à laquelle ils ont fait des documentaires et des films de fiction, même si ce sont les Italiens qui étaient en avant-garde, avec le néoréalisme. Les Américains ont pris le relais pour raconter la guerre, réalisé des chefs-d'œuvre et atteint le sommet. Concernant la guerre d'Algérie, il faut rappeler que pendant longtemps, il y a eu un silence sur cette guerre. Maintenant que les choses ont changé et qu'il y a eu un développement au niveau politique et des esprits, on ose dévoiler la réalité de ce qui s'est passé. Même si, parfois, ces réalisateurs font des films en mettant tous les avantages de leur côté. Mais il y a toujours eu des cinéastes français, de ma génération, qui ont approché la guerre d'Algérie avec un pourcentage de vérité. Cela veut dire qu'il a fallu un geste politique… Certainement. Que des officiels français reconnaissent qu'il s'agit bien d'une guerre et qu'il y a eu torture, cela a aidé les cinéastes dans leur approche de la guerre d'Algérie. Ces jeunes réalisateurs se basent surtout sur les témoignages et n'ont pas vraiment de documents. Il faut que l'archive de la guerre soit accessible au large public. Depuis quelques années, il y a des tentatives pour aborder cette guerre, surtout après les histoires de terrorisme. Ces réalisateurs essaient de faire revivre cette époque, mais je trouve que c'est un peu boiteux. Parlez nous un peu de votre approche cinématographique de la guerre d'Algérie, vous qui étiez au cœur des événements... Quand j'ai commencé à penser à faire un film sur la guerre, c'était lorsque je fus condamné à mort. J'étais tout seul dans les oubliettes, où je montais des scénarios dans ma tête, en rapport avec tout ce que j'ai vécu lorsque j'étais dehors et tout ce que j'ai vécu. Je me suis dis si j'arrive à m'en sortir, je ferai un film sur cette guerre que nous menions. J'ai été transféré en France où j'ai bénéficié du régime politique, où j'étais avec feu Boudiaf, Aït Ahmed, Lachref… Là j'ai pu me procurer des stylos et des feuilles et j'ai commencé à écrire mes mémoires. C'est comme ça que j'ai écrit le Souvenir de la bataille d'Alger, édité chez Julliard en 1962. C'est à partir de là que j'ai commencé à contacter les gens qui m'ont aidé à faire la Bataille d'Alger. Un film référence jusqu'à aujourd'hui sur cette guerre et qui a permis au monde de découvrir ce que c'était la Bataille d'Alger… Avant de m'engager dans ce film, le cinéma pour moi se limitait à aller voir un film dans une salle. En prospectant le marché italien pour faire mon film, j'ai rencontré des metteurs en scène, avec lesquels j'ai eu l'idée de faire un film documentaire sur l'Algérie qui se recherche au lendemain de l'indépendance. J'ai invité un réalisateur italien, Enzo Pezzi, auquel j'ai proposé un scénario intitulé Trente figuiers, comme nous surnommaient les pieds-noirs. Le film a été montré en Italie et a eu le prix du documentaire. À partir de là, j'ai commencé à me documenter sur le cinéma et à travailler sur le sujet de la Bataille d'Alger. J'ai écris un synopsis avec René Vautier, mais quand j'ai présenté le scénario à Gillo Pontécorvo, il m'a tout de suite dit qu'il fallait prendre un scénariste. C'est comme ça qu'on a pris Solinas, on a signé un contrat dans lequel ils me cédaient tous les droits. Et c'est comme ça que nous nous sommes lancés dans l'aventure du film, qui a permis à de jeunes Algériens de s'initier au cinéma. Car j'avais demandé à l'équipe de tournage italienne de placer des jeunes pour apprendre les métiers du cinéma, parmi lesquels il y avait Moussa Haddad, Bouchouchi… Par la suite, nous avons fait Monsieur d'Alger, l'Etranger, d'Albert Camus, avec Dino Delorentis en coproduction, et quelques autres films, puis le cinéma a été nationalisé et tout a changé. Donc vous avez laissé tomber le cinéma ? Oui, puisqu'il n'y avait plus de coproduction. Le cinéma c'est une idée et une vision universelle, il ne se nationalise pas. À partir de là, j'ai laissé tomber le cinéma pour l'écriture des scénarios et j'ai donné le matériel que j'avais acheté pour deux cent soixante quatre millions de dinars à l'Office national de la culture et de l'industrie cinématographique (Oncic). Je leur ai tout cédé, même des locaux. Et pour revenir à l'histoire, j'ai une cinquantaine de petites histoires de la guerre dont on peut tirer des films d'une heure et d'une heure et demie, qui feront découvrir aux jeunes d'aujourd'hui leur vraie histoire. J'aurais souhaité que les réalisateurs d'aujourd'hui reconstituent l'histoire, comme nous l'avons fait avec la Bataille d'Alger, sur lequel j'étais comme un gardien du temple, parce qu'au début, je ne voulais pas prendre de rôle. Mais je l'ai fait pour qu'il n'y ait pas de dérapages, j'ai veillé à ce que tout soit reconstitué comme dans la réalité. Si le cinéma aide les peuples à se réconcilier avec l'histoire, pensez-vous qu'un acte de repentance aidera les Algériens et les Français à mieux penser l'avenir ? Je ne veux pas que la France demande pardon. La France a occupé l'Algérie par la force et, pendant plus d'un siècle, le peuple algérien a été martyrisé. Mais ce qui nous a été pris par la force, nous l'avons recouvré par la force. Si la France demande pardon, nos sacrifices et notre combat, un siècle et trente deux ans de colonisation et sept années de guerre, n'auraient pas de valeur. Ils nous ont pris notre terre par la force et nous l'avons reconquise par la force et le courage. Nous avons eu une indépendance méritée qui ne nous a pas été offerte. Que la France demande pardon ne change rien à tout ce que le peuple a vécu sous l'occupation. Il faut seulement que les gens sachent ce qui s'est passé pendant tout ce temps, et c'est grâce à l'histoire qu'on corrige les erreurs du passé. Est-ce que notre cinéma a tout dit sur la guerre d'Algérie ? Tout ce qui a été tourné depuis l'indépendance à ce jour ne représente même pas 2 % de cette guerre, y compris avec la Bataille d'Alger. Car uniquement pour cette bataille, et s'il fallait raconter sept années de guerre, on aurait eu de la matière pour plus de deux heures de film. J'aurai souhaité qu'il y ait un deuxième épisode du film. On aurait aussi raconté l'histoire sombre de l'OAS. Il faut que les jeunes sollicitent les gens qui ont vécu tous ces évènements, parce que la mémoire a tendance à s'effriter et à disparaître. W. L.