Si d'aucuns renvoient, d'emblée, l'avortement à une relation extraconjugale, il n'en demeure pas moins que le recours à cette pratique « intéresse » de plus en plus de couples légitimes, et ce, pour des raisons médicales, mais… aussi sociales. Et comme la législation en vigueur est très stricte à ce sujet, la tentation de la piste de la clandestinité devient alors forte. Bien qu'elle soit autorisée par la législation, l'interruption thérapeutique de la grossesse (ITG), communément appelée avortement médical, reste, toutefois, pratiquée de manière très sélective en Algérie, ciblant exclusivement les femmes présentant des cardiopathies graves ou un cancer nécessitant une chimiothérapie ou une radiothérapie. En somme, des affections lourdes susceptibles d'être aggravées par une grossesse. Quant aux femmes qui ne souffrent pas d'un problème de santé particulier, mais plutôt de problèmes socioéconomiques, tels que la pauvreté, l'absence de logement ou ayant déjà une progéniture nombreuse, elles ne sont pas éligibles à une interruption thérapeutique de grossesse, conformément à la loi 05/ 85 du 16 février 1985. Une loi qui stipule que « l'avortement, dans un but thérapeutique, est considéré comme une mesure indispensable pour sauver la mère du danger ou préserver son équilibre physiologique et mental gravement menacé ». Au demeurant, si une femme ne présente pas une affection jugée, par les médecins, « dangereuse » pour sa santé, la pratique d'une ITG n'est, dès lors, pas autorisée, encore moins envisageable. Une telle gestion rigoriste de ce dossier sensible place, de ce fait, de nombreuses femmes dans une situation inextricable : se résigner en acceptant le verdict des médecins ou se laisser tenter par la clandestinité ? Un dilemme évoqué justement par une sage-femme qui nous a parlé sous couvert de l'anonymat du cas de certaines femmes contraintes à recourir à un avortement clandestin au péril de leur vie. Elle nous relatera à cet effet l'histoire rocambolesque d'une de ses patientes menacée d'être abandonnée par son conjoint après plusieurs années de mariage. La raison ? Une grossesse malvenue et non souhaitée, d'autant que le couple avait déjà trois enfants. « Son mari ne voulait absolument pas d'un quatrième enfant. Il l'a alors menacée de la quitter si elle ne se débarrassait pas du fœtus. La mort dans l'âme, elle a vendu ses bijoux et s'est rendue en France pour y effectuer une IVG (interruption volontaire de grossesse, ndlr) », nous a confié notre interlocutrice, précisant que l'option de l'avortement clandestin est généralement davantage choisie par les jeunes filles dont la grossesse est qualifiée d'illégitime. D'ailleurs, eu égard aux conditions exigées par la loi pour bénéficier d'un avortement « légal », ces dernières ne peuvent, il est vrai, y postuler. 43 dossiers en 3 ans La législation est, en effet, claire à ce sujet, nous affirme-t-on au secrétariat général de la direction de la santé de la wilaya de Constantine (DSP), où se fait la prise en charge administrative des femmes pour lesquelles une ITG est préconisée, à condition, bien sûr, que l'âge de la grossesse ne dépasse pas 12 semaines (3 mois et demi). « La patiente doit se présenter elle-même à la direction de la santé, munie du certificat de son médecin traitant qui lui recommande une interruption thérapeutique de la grossesse. En plus de ce certificat, pièce indispensable du dossier, elle doit également rédiger, sur place, une demande manuscrite qu'elle doit fournir en double. Elle doit également remettre une fiche familiale, un extrait de mariage, un test de grossesse et une photocopie des cartes d'identité du couple, le tout, également, en double exemplaire », nous a-t-on précisé. En somme, tout un programme, et ce n'est pas fini ! En effet, une fois cette démarche accomplie, le médecin de la DSP procédera, par la suite, à un interrogatoire de la malade, avant de viser le certificat précédemment établi par son médecin traitant. Une fois la prise en charge du dossier administratif effectuée, la DSP le transmet au service compétent du CHU Benbadis de Constantine, où la décision finale revient à une commission composée de gynécologues et de médecins spécialistes qui décidera, à ce moment-là, en étudiant le dossier et après examen de la malade, de procéder à une ITG ou non. Pas d'ITG chez le privé ! Selon certaines indiscrétions, il est arrivé, à ce titre, que la commission médicale rejette le dossier d'une malade, en dépit de l'aval préliminaire de la DSP. L'on apprendra également que le secrétariat général de la DSP reçoit des femmes venant de différentes wilayas de l'est du pays, dont Jijel, Batna, Guelma et Khenchela. Entre 2005 et 2007, 43 dossiers ont été étudiés au niveau de la direction de la santé de la ville du Vieux Rocher, dont 21 appartenant à des femmes originaires de Constantine et 11 de Batna. Durant le mois de janvier 2008, un seul dossier, celui d'une Jijelienne, a été par ailleurs examiné avant d'être transmis au CHU Benbadis. Au demeurant, les candidates à un avortement médical doivent franchir plusieurs étapes avant de prétendre bénéficier d'une interruption thérapeutique de grossesse. Selon la loi, celle-ci devra se faire au sein d'une structure étatique, et ce, conformément à l'article 72 de la loi 05/85 du 16 février 1985. « L'ITG se fait uniquement dans le secteur public. S'il n'y avait pas de balises, cela se ferait même dans le secteur privé, ce qui ouvrirait alors la voie à des dérapages », laisse-t-on entendre à ce propos. Nous rappellerons, à cet effet, le cas d'un cabinet privé situé au centre-ville de Constantine et qui avait été fermé, il y a de cela quelques années, parce que son propriétaire était soupçonné précisément de pratiquer des avortements de manière clandestine. A ce titre, l'article 304 du code pénal prévoit des peines d'une année à 5 ans d'emprisonnement, assorties d'une amende à l'encontre de toute personne impliquée dans une affaire d'avortement, considéré juridiquement comme étant un crime. Et en cas de décès de la femme au moment de l'avortement, la loi punit toute personne ayant pris part à l'opération par des peines allant de 10 à 20 ans, en sus d'une forte amende. Cela dit, bien qu'il soit dissuasif, le code pénal est loin de réfréner les avortements clandestins qui continuent, néanmoins, à être pratiqués le plus souvent dans des conditions d'hygiène douteuses, et qui se répercutent, le plus souvent aussi, sur la santé de la femme. C'est ce qu'avaient mis dernièrement en évidence des médecins et des psychologues lors d'une journée portant sur l'avortement à risque, organisée à Constantine par l'Association algérienne pour la planification familiale (AAPF). Au cours de cette rencontre, les conférenciers avaient en effet évoqué les graves conséquences d'un avortement provoqué, allant de la mort subite à la stérilité, surtout que cet acte n'a généralement pas lieu dans un milieu hospitalier, mais aussi parce que tout avortement, qu'il soit « thérapeutique » ou « clandestin », comporte des risques sur la santé de la femme. Et c'est justement pour conjurer ces risques que les spécialistes préconisent de prévenir une grossesse afin d'éviter par la suite d'envisager un avortement. Avortements « sociaux » De l'avis de certains médecins, ce n'est pas seulement l'« illégitimité » de la grossesse qui pousse les filles à recourir à un avortement clandestin, en dépit des risques que cela suppose sur leur santé ; il y a également les femmes dont le travail trop prenant, l'absence de logement ou une quelconque maladie ne sont pas « compatibles », estiment-elles, avec une grossesse. Mais ces motifs ne sont pas « réglementaires » pour que la DSP donne son quitus pour une ITG. La quarantaine passée et 5 enfants, dont un a moins de 4 ans, Zahia se bat chaque jour pour faire vivre sa famille. Elle travaille comme femme de ménage dans une administration, et son mari est chômeur depuis plus de trois ans. Avec un seul salaire, au demeurant dérisoire, et 5 enfants à nourrir, habiller et soigner, en plus des frais de scolarité, les fins de mois sont difficiles, d'autant que l'inflation a atteint un seuil intolérable. Parallèlement à ce combat quotidien, Zahia attend un sixième enfant. Il devrait naître d'ici la fin du mois d'avril.« C'est un enfant de trop », nous confie-t-elle. « Nous n'arrivons déjà pas à nous en sortir avec mon maigre salaire et ce que glane, de temps à autre, mon mari en faisant des petits boulots occasionnels. Comment ferons-nous pour élever un sixième enfant alors que nous faisons un seul repas par jour pratiquement ? J'ai essayé de trouver un moyen de m'en débarrasser, mais je ne savais pas comment m'y prendre ni à quelle porte frapper. Une gynécologue que j'avais consultée m'a dit que si je n'ai pas de problème de santé grave, je ne pouvais pas me faire avorter. Et si je tentais de le faire par d'autres moyens, je risquais de mourir des suites de complications. Je n'ai donc rien tenté. J'ai eu peur de mourir et laisser mes enfants orphelins », conclut-elle désemparée. Zahia n'est qu'un exemple parmi tant d'autres. Elles sont en effet nombreuses, a-t-on appris de source médicale, à requérir une interruption de grossesse, même si celle-ci ne présente pas un danger réel sur leur santé. C'est d'ailleurs beaucoup plus des avortements « sociaux » que ces femmes sollicitent. Un « luxe » que les dispositions coercitives de la législation algérienne n'offrent pas à l'heure actuelle.